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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/146

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CONSTANTINOPLE.

des aïssaouas ; le rhythme la règle et la contient toujours. La rotation devient plus véloce, le nombre de tours exécutés dans une minute augmente, mais la valse iératique reste silencieuse et calme comme un toton qui s’assoupit au plus fort de sa rapidité. Les derviches élèvent ou laissent retomber légèrement leurs bras selon le degré de fatigue ou d’extase qu’ils éprouvent ; on dirait des baigneurs qui perdent pied et étalent leurs mains sur l’eau pour s’abandonner au courant ; quelquefois leur tête se renverse, montrant des yeux blancs, des traits illuminés, des lèvres entr’ouvertes par un sourire indicible et que trempe une légère écume, ou retombe sur la poitrine comme accablée de volupté, faisant ployer la barbe contre l’étoffe blanche du gilet, mais, le plus souvent, reste couchée sur l’avant-bras comme sur l’oreiller d’un rêve divin.

Un pauvre vieux, porteur d’un masque socratique assez laid au repos, valsait avec une vigueur et une persistance incroyables pour son âge, et sa figure commune prenait, sous l’excitation magique du tournoiement, une singulière beauté ; l’âme, pour ainsi dire, lui venait à la peau, et, comme un marteau intérieur, repoussait et corrigeait par dedans les imperfections de ses traits. — Un autre, de vingt-cinq ou trente ans, figure noble, régulière et douce, terminée par une barbe d’un blond roux, faisait songer involontairement au jeune Nazaréen, — le plus beau des hommes, — avec ses bras élevés au-dessus de sa tête, et que les clous d’une croix invisible semblaient retenir dans la même position. Je n’ai jamais vu une plus belle expression ascétique. Ni l’Ange de Fiesole, ni le divin Moralès, ni Hemmeling, ni fra Bartholomeo, ni Murillo, ni Zurbaran, n’ont jamais peint dans leurs tableaux religieux une tête plus éperdue d’amour divin, plus noyée d’effluves mystiques, plus reflétée de lueurs célestes, plus ivre d’hallucinations