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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/157

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LES DERVICHES HURLEURS.

Bientôt tout le monde fut debout. C’est le moment où l’on décroche les tambours de basque, mais cette fois on ne le fit pas, les sujets étaient assez excités, et d’ailleurs, à cause du jeûne du Ramadan, on ne voulait pas les pousser trop. Les derviches formèrent une chaîne en se mettant les bras sur les épaules, et commencèrent à justifier leur nom en tirant du fond de leur poitrine un hurlement rauque et prolongé : Allah-hou ! qui ne semble pas appartenir à la voix humaine.

Toute la bande, rendue solidaire de mouvement, recule d’un pas, se jette en avant avec un élan simultané et hurle d’un ton sourd, enroué, qui ressemble au grommellement d’une ménagerie de mauvaise humeur, quand les lions, les tigres, les panthères et les hyènes trouvent que l’heure de la nourriture se fait bien attendre.

Puis l’inspiration arrive peu à peu, les yeux brillent comme des prunelles de bêtes fauves au fond d’une caverne ; une écume épileptique mousse aux commissures des lèvres, les visages se décomposent et luisent lividement sous la sueur ; toute la file se couche et se relève sous un souffle invisible comme des épis sous un vent d’orage, et toujours, à chaque élan, le terrible Allah-hou ! se répète avec une énergie croissante.

Comment des hurlements pareils, répétés pendant plus d’une heure, ne font-ils pas éclater la cage osseuse de la poitrine et jaillir le sang des vaisseaux rompus ? c’est ce que je ne saurais m’expliquer.

L’un des derviches, place au milieu de la file, avait une tête tout à fait caractéristique ; vous avez vu, sans nul doute, pendu au mur de quelque atelier, le masque en plâtre de Géricault avec ses tempes creuses, ses orbites profondes, ses pommettes sculptées en relief, son nez d’aigle pincé par la Mort, sa barbe poissée et collée des sueurs de l’agonie ; eh bien !