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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/170

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CONSTANTINOPLE.

cette forêt sombre dont le sol est fait de poussière jadis vivante.

J’avais rejoint mes amis, et nous traversions une portion toute moderne du cimetière. Je vis là des tombeaux récents, entourés de grilles et de jardinets à l’imitation de ceux du Père-Lachaise. La mort aussi a ses modes, et il n’y avait là que des gens comme il faut, enterrés au dernier goût. Pour ma part, je préfère la borne de marbre de Marmara avec le turban sculpté et le verset du Koran en lettres d’or.

La route débouchant du cimetière aboutissait à une grande plaine nommée Hyder-Pacha, espèce de champ de manœuvre qui s’étend entre Scutari et les énormes casernes voisines de Kadi-Kieuï ; un mur de soutènement, fait de vieilles tombes brisées, régnait de chaque côté du chemin et formait une terrasse élevée de trois ou quatre pieds qui présentait le plus gai coup d’œil ; on eût dit une immense plate-bande de fleurs animées.

Deux ou trois rangées de femmes, accroupies sur des nattes ou des tapis, y faisaient contraster les couleurs de leurs feredgés roses, bleu-de-ciel, vert-pomme, lilas, élégamment drapés autour d’elles. Au devant des groupes, les vestes rouges, les pantalons jonquille, les gilets de brocart des enfants, scintillaient dans un fourmillement lumineux de paillettes et de broderies d’or.

Le feredgé et le yachmack, dans les premiers temps, font sur le voyageur l’effet du domino au bal de l’Opéra. D’abord on n’y démêle rien ; on éprouve une sorte d’éblouissement devant ces ombres anonymes qui tourbillonnent devant vous en apparence pareilles les unes aux autres. — Vous ne reconnaissez personne ; mais bientôt l’œil s’habitue à cette uniformité, trouve des différences, apprécie les formes sous le satin qui les voile. Quelque grâce mal déguisée trahit la