Aller au contenu

Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
CONSTANTINOPLE.

eût crus absorbés par quelque vision insaisissable au regard vulgaire.

Cette physionomie n’était, du reste, ni sombre, ni terrible, ni cruelle ; elle était extra-humaine : je ne puis trouver de meilleur mot. On sentait que ce jeune homme, assis comme un dieu sur un trône d’or, n’avait plus rien à désirer au monde ; que tous les rêves les plus charmants étaient pour lui d’insipides réalités, et qu’il se glaçait lentement dans cette froide solitude des êtres uniques. En effet, du sommet de sa grandeur, il n’aperçoit la terre que comme un vague brouillard, et les têtes les plus élevées arrivent à peine au niveau de ses bottes.

Il n’y a que les plus hauts dignitaires qui aient le droit de baiser les pieds du glorieux sultan. Cette insigne faveur est réservée au vizir, aux ministres et aux pachas privilégiés.

Le vizir partit de l’angle du kiosque correspondant à la droite du sultan, décrivit un demi-cercle en suivant intérieurement la ligne des gardes du corps et des musiciens, puis, arrivé en face du trône, il s’avança jusqu’à l’escabeau après avoir fait le salut oriental, et, se courbant sur les pieds du maître, il baisa sa botte sacrée aussi révérencieusement qu’un fervent catholique peut baiser la mule du pape : la cérémonie accomplie, il se retira à reculons et fit place à un autre.

Même salut, même génuflexion, même prosternement, même promenade pour les sept ou huit premières personnes de l’empire. Pendant ces adorations, la figure du sultan, restait impassible : ses prunelles fixes regardaient sans voir, comme les prunelles de marbre des statues ; aucun tressaillement de muscle, aucun jeu de physionomie, rien qui pût faire croire qu’il s’aperçût de ce qui se passait ; en effet, le magnifique padischa pouvait-il démêler, à la distance prodigieuse qui le sépare des humains, les humbles vermisseaux