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Page:Gautier - Fusains et eaux-fortes.djvu/249

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FUSAINS ET EAUX-FORTES.

en foule en regardant le tableau, ont sans doute longtemps obsédé et troublé le peintre. Plus de cent fois il a retourné la toile posée contre le mur et l’a placée sur son chevalet, puis, après une contemplation muette, il l’a remise au même endroit sans y toucher.

Nous concevons ces hésitations et ces lenteurs. En face de ce rêve de ses premières années, gardé pieusement par la toile, de ces légères teintes de l’ébauche à travers lesquelles la pensée transparaît toute nue, autre Vénus sortant de la mer, il n’osait pas saisir la palette, craignant de recouvrir sous le travail même le plus savant ces incorrections de l’esquisse que nulle perfection ne peut quelquefois égaler ne sachant pas s’il retrouverait cette inspiration perdue, ou tout au moins oubliée. Il est si difficile de reprendre, lorsque le temps a coulé, la ligne au point interrompu, le chant commencé, le tableau figé sur le chevalet !

Et puis, s’il faut le dire, et tout artiste nous comprendra, M. Ingres avait peur de lui-même il redoutait, sans peut-être s’en rendre compte, ce combat de l’homme d’aujourd’hui contre le jeune homme d’autrefois. Dans cette lutte dont il était le champ de bataille, il redoutait la victoire et la défaite. Sa profonde et souveraine expérience vaudrait-elle le frais enchantement du début et cette charmante surprise de l’artiste, disciple encore hier,