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Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/100

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INTRODUCTION

de Versailles telle laisse omise dans le texte de Paris[1]. Ils sont plus excusables, ces auteurs de nos refazimenti, de ne pas avoir, par une crainte salutaire de l’ennui et du bâillement, imposé à leurs lecteurs cette longue énumération des trente corps de l’armée païenne, que nous devons subir dans le texte de la Bodléienne[2] : il nous suffit parfaitement d’en connaître dix. Un de nos remanieurs a été plus radical : il a supprimé d’un trait tout l’épisode de Baligant. Trop de zèle.

Mais s’il est utile, s’il est doux de supprimer parfois, il est bien plus doux encore d’ajouter au texte que l’on remanie. Un rajeunisseur (passez-moi le mot) est avant tout un délayeur : sa fonction est d’être long. Nos remanieurs n’ont point manqué à ce devoir. Ils ont farci nos anciens couplets de vers absolument inutiles et qui n’étaient aucunement dans l’original. Les Prières[3] et les Saluts[4] prirent, en particulier, un développement regrettable… Mais il est plus facile d’ajouter bravement un ou plusieurs couplets qu’un ou deux vers par-ci par-là : c’est ce que nos rimailleurs savaient bien, et ils agirent en conséquence. Une seule strophe[5] du texte original se dis-

  1. La strophe lii est omise dans Versailles, mais non pas dans Venise (ms. VII) ; le couplet cxciii n’est pas dans Paris, mais il est dans le plus récent des deux manuscrits de Venise, etc.
  2. Couplets ccxxxvii d’Oxford et cclxxxiv de Paris. Il faut rappeler ici et nous dirons tout à l’heure que tout l’épisode de Baligant est omis dans le texte de Lyon. (Voir la note du v. 3,680.)
  3. On peut citer comme type le couplet lxxxiii de Paris (p. 164 de l’édition F. Michel).
  4. Voir, comme exemple, la laisse ix du texte de Versailles. Le vrai poëte, qui est l’auteur du texte d’Oxford, s’était contenté de dire : « Salvet seiez de Deu, — Le Glorius que devez aürer (v. 123, 124). » Cette brièveté ne fait pas l’affaire du rajeunisseur, qui se laisse aller aux six vers suivants : Beau sire roi, cil Dex vos puist garder, — Qui fist le ciel et la terre et la mer, — En ceste crois laissa son cors pener — Et el sepoucre cocher et repouser, — Et au tiers jor de mort resusciter — Por cils qu’il volt ensemble o lui mener (vers 152-148). Cf., dans le même manuscrit, les vers 641-650.
  5. Nous avons à donner des exemples de ces additions de vers et de couplets : A. Vers ajoutés à la version primitive… Quand Ganelon prend congé de Charles et part en ambassade à Saragosse, le texte d’Oxford dit très-simplement : La veïsez tant chevaler plorer (v. 349). Le rajeunisseur en a pris prétexte pour ajouter tout un petit développement… fort inutile : Là fut por lui maint chevalier troblez, — Tant poing detors et tant chevel tirez. — Tresc’ à cel jor fu mot bien honorez, — A cort de roi et serviz et loez : — Par cels estoit riches cons apelez. — Plorent et crient chascun de ses casés, etc. (Versailles, v. 531-536). ═ Quelques vers plus haut, Ganelon dit à son beau-fils, Dist à Rollant : « Tut fol, pur quei t’esrages (v. 286). » Une telle brièveté ne fait pas l’affaire du remanieur, qui ajoute là sept vers d’un seul coup : Dist à Rollant : « Con es ores desvez ! — Dedens ton cors est entrez li Maufez. — François ont droit, se par els es blasmez : — Car mot les as travailliez et penez — Et chascun jor de lor armes lassez. - Mar te croira Challes, nostre avoez, — Et ton corage qui est desmesurez. — Tu li tols moi et des autres assez. » (Versailles, v. 395-402) ═ Dès la première laisse de son remaniement, le même auteur s’est permis de faire une addition de quatre vers (quatre sur douze !). Après avoir dit que Charles avait conquis l’Espagne jusque la mer alteigne, il ajoute cette platitude : En meint estor fut veüe s’enseigne (v. 4). Et à la fin du couplet il soude ces trois autres vers non moins superflus : Car il n’a hom qu’à lui servir se faigne — Fors Guenelon que il tint por engeigne. — Jamais n’est jor que li Rois ne s’en pleigne (Versailles, v. 11-13). ═ À la fin des laisses, ces additions sont d’ailleurs assez fréquentes, et le remanieur a le champ plus libre là qu’ailleurs. La fin du second couplet est encore ornée, dans le texte de Versailles, d’inutilités qui tiennent trop de place. Il s’agit de Blancandrin, que l’auteur du texte primitif s’était contenté de nommer, et auquel notre rajeunisseur ne craint pas de consacrer ces deux vers d’une vulgarité prodigieuse : En tot le mont, si com orez nomer, — N’en verez hom tant sage mesager. (Versailles, v. 32, 33.) Nous pourrions trop aisément multiplier ces citations. (Cf. les vers 98-100, 336-337, 344-348, etc. etc.) ═ B. Couplets entiers ajoutés au texte original. Il importe toujours d’étudier de fort près les laisses qui ne sont pas dans la version d’Oxford et qui se trouvent dans les remaniements. Ce sont parfois des couplets qui appartenaient au texte original et qui ont été omis par le scribe très-négligent auquel nous devons le manuscrit de la Bodléienne. Mais souvent aussi, ce sont des additions évidentes. Tel est le cas de la strophe xxii du texte de Versailles que nous pourrions citer comme un exemple frappant. Il s’agit de Ganelon, qui se plaint d’être envoyé près du roi Marsile et s’écrie : « J’irai, mais je suis bien assuré d’y mourir. » Le rajeunisseur ajoute ici un couplet tout entier où l’on voit Charles traiter Ganelon de cuvert et de felon, ce qui est tout à fait contraire à la légende primitive, d’après laquelle « Ganelon serait jusque-là demeuré pur de toute trahison ». Puis, dans cette même laisse destinée à accentuer sottement la méchanceté de notre traître, on l’entend menacer Roland d’un coup de « son espée forbie », s’il le rencontre en « bataille fornie ». Olivier alors se jette sur le beau-père de son ami Roland, et le veut tuer sans autre forme de procès. Rien de tout cela n’était dans le texte primitif. ═ Un couplet non moins inutilement ajouté, et qui peut encore servir de type, est le ccvie de Paris (Éd. F. Michel, p. 230)… Dans la version de la Bodléienne, quelques vers seulement sont consacrés à la mort de Malprime, fils de Baligant, qui meurt sous les coups terribles du duc Naimes. Or, dans le texte de Paris, cet épisode est développé en quatre couplets (ccxcix-cccii), et c’est Ogier qui est ici l’adversaire de Malprime. Le Danois d’ailleurs ne tue pas son jeune adversaire, et, quelques strophes plus loin, notre rajeunisseur reproduit textuellement le passage de l’ancienne rédaction où le fils de Baligant reçoit enfin le coup mortel de la main du duc Naimes. Ces quatre laisses, qui nous semblent évidemment ajoutées, ne se trouvent pas dans tous les remaniements : elles sont dans le texte de Paris et manquent dans celui de Venise VII. Ce n’est pas le seul fait de ce genre que nous pourrions citer, et nous le signalons à l’attention du lecteur. ═ Parmi ces nombreuses additions de couplets, il faut encore signaler celle des laisses lxxxiii-xcvi dont nous aurons lieu de reparler, cxlvii, clvii-clix, etc. ═ Quant aux couplets des rédactions rajeunies qui comblent heureusement certaines lacunes du texte original, on en trouvera l’indication exacte dans nos Notes et variantes.