Aller au contenu

Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/136

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
cxxxiv
INTRODUCTION

indignement défigurés par l’ignorance d’un scribe italien. Ce n’est point là une langue originale : c’est du français écorché par un Italien qui veut à toute force se faire comprendre de ses compatriotes. C’est un baragouin, et non pas un dialecte. Lisez le premier vers venu du Roland de Venise, et vous en arriverez aisément aux mêmes conclusions. Il résulte de là qu’en somme, et moyennant quelques corrections, le français était compris des habitants de l’Italie du Nord, ou, tout au moins, des lettrés. D’où vient donc cet étrange orgueil des Italiens, qui prétendent encore aujourd’hui à être les pères de toutes les littératures de l’Europe ? « Rien n’existait avant nous, rien que la barbarie et les ténèbres. » Voilà ce que nous avons nous-mêmes entendu cent fois en Italie, et nous nous rappelons encore les clameurs formidables qui éclatèrent, en 1856, contre notre Lamartine, lorsqu’il essaya de critiquer le génie du Dante. Nous fûmes, à cette occasion, très-vertement traités de « peuple sauvage et ingrat ». De nos Chansons de geste, les Italiens ne soufflent mot ; ni de notre langue française qu’ils ont parlée et écrite ; ni de notre littérature française qu’ils ont imitée, empruntée, aimée et applaudie quelques cents ans avant la Divine Comédie. Où est l’ingratitude ?

L’Italie, d’ailleurs, ne se borna pas à faire un succès à nos Chansons françaises plus ou moins italianisées. Leur popularité exigea davantage. Il fallut les traduire en véritable italien, et c’est ce que firent, vers le milieu du xive siècle, les compilateurs des Reali di Francia[1]. Cette fois, c’est à la prose qu’on

    nous n’avons pas affaire ici à un langage spécial, c’est que tantôt nous trouvons les formes françaises soe, vie, meç, cent, bataille, etc., et tantôt, quelques vers plus loin, les formes italianisées : soa, via, meço, cento, bataila, etc. Il y a d’autant moins à répondre à ces arguments véritablement décisifs que M. G. Paris lui-même, auteur de cette hypothèse d’une langue romano-lombarde, a écrit les lignes suivantes : « Il suffit, dit-il, de citer le Trésor de Brunetto Latini, la Chronique vénitienne de Martino da Canale, les Voyages de Marc Pol, les œuvres de Rusticien de Pise, pour prouver que le français était la langue littéraire du nord de l’Italie vers la fin du xiiie siècle. » (Histoire poétique du Charlemagne, p. 163.)

  1. On peut dire, dans l’état actuel de la science, que les Reali se composent de quinze ou seize livres. Ils furent composés vers 1350, et fort proba-