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Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/76

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INTRODUCTION

et sous le heaume je vois leurs yeux trempés de larmes. Il faut, du reste, avouer que, s’ils se pâment aussi aisément, ce n’est jamais pour de vulgaires amourettes, ni même pour des amours efféminants : la galanterie leur est, grâce à Dieu, tout à fait étrangère. Aude, la belle Aude, apparaît une fois à peine dans tout le drame de Roncevaux, et ce n’est pas Roland qui prononce ce nom. C’est Olivier, et il parle de sa sœur avec une certaine brutalité de soldat. Roland, lui, est trop occupé ; Roland est trop envermeillé de son sang et du sang des Sarrazins ; Roland coupe trop de têtes païennes ! S’il est vainqueur, il pensera à Aude, peut-être. Mais, d’ailleurs, il a d’autres amours : la France, d’abord, et Charlemagne après la France. Pantelant, expirant, râlant, c’est à la France qu’il songe ; c’est vers la France qu’il porte les regards de son souvenir. Jamais, jamais on n’a tant aimé son pays. Et écoutez bien, pesez bien les mots que je vais dire, ô Allemands qui m’entendez : il est ici question du xie siècle. À ceux qui étouffent aujourd’hui ma pauvre France, j’ai bien le droit de montrer combien déjà elle était grande il y a environ huit cents ans. Et, puisqu’ils parlent de ressusciter l’empire de Charlemagne, j’ai le devoir d’ajouter que jamais il n’y eut une conception de Charlemagne comparable à celle de notre poëte français. Ceux d’Outre-Rhin ont imaginé sur lui quelques fables creuses, oui, je ne sais quelles rêvasseries sans solidité et sans grandeur. Mais le type complet, le véritable type, le voilà. C’est ce Roi presque surnaturel, marchant sans cesse à la tête d’une armée de Croisés, le regard jeune et fier malgré ses deux cents ans, sa barbe blanche étalée sur son haubert étincelant. Un Ange ne le quitte pas et se penche souvent à son oreille pour lui conseiller le bien, pour lui donner l’horreur du mal. Autour de lui se pressent vingt peuples, Bavarois, Normands, Bretons, Allemands, Lorrains, Frisons ; mais c’est sur les Français qu’il jette son regard le plus tendre. Il les aime : il ne veut, il ne peut rien faire sans eux. Cet homme qui pourrait se croire tant de droits à commander despotiquement, voyez-le : il consulte ses barons, il écoute et recueille leurs avis ; il est humble, il hésite, il attend : c’est