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Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/79

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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

allons parler. L’auteur de la Chronique de Turpin[1] était sans doute animé des meilleures intentions à l’égard de notre légende nationale et de Roland, notre héros. Il connaissait très-probablement notre vieux poëme et l’aimait ; mais il ne sut pas s’en contenter. Ce clerc, ce moine, n’a pas trouvé que notre chanson fût assez profondément théologique et cléricale, et il a voulu lui donner ce qui lui manquait. De là ce récit étrange assaisonné d’un peu d’histoire, de beaucoup de traditions et aussi, par malheur, des propres imaginations de l’auteur ; de là cette chronique qui a les allures d’un Traité de dévotion, et dont chaque alinéa est accompagné d’une Moralité symbolique et mystique ; de là, enfin, cette narration affadie qui a eu un si prodigieux succès et si peu mérité durant tout le moyen âge ; qui a trouvé, hélas ! des copistes et des imitateurs sans nombre ; qui a contribué à faire oublier ou mépriser notre Épopée française, et qui surtout a le tort, irréparable à nos yeux, d’avoir dénaturé les traits du plus national de nos héros. « Le mieux est l’ennemi du bien. » Roland était chrétien : on en a fait un scolastique, et on a cru bien faire. Le voilà qui raisonne, pérore, symbolise et subtilise : combien je l’aimais mieux donnant de grands coups d’épée, qui sont bien plus opportuns et bien plus utiles ! Le voilà qui récite le traité de Trinitate : je le préfèrerais dans la mêlée, les bras rouges de sang. Le voilà qui prie en deux pages ; il me plaisait davantage priant en deux mots, comme un soldat, et tendant naïvement à Dieu le gant de sa main droite. C’était un soldat, et le type du soldat chrétien : le faux Turpin en a fait un marguillier. En vérité, cette œuvre a été funeste ; elle a abaissé le niveau des âmes ; elle a diminué la somme de virilité qui était parmi nous ; elle a fait triompher l’apocryphe et le médiocre : elle est de tout point condamnable et mauvaise[2].

  1. Ou, pour parler plus exactement, l’auteur des chapitres vi-xxxii.
  2. On trouvera le résumé complet de la « Chronique de Turpin », à la note du v. 96. Mais, pour donner une idée exacte de cette œuvre qui a eu une si singulière fortune, le mieux est encore d’en citer un fragment considérable. C’est ce que nous ferons, d’ailleurs, pour tous les documents