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Page:Gautier - Quand on voyage.djvu/103

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« Chaque heure fait sa plaie, et la dernière achève. »
Oui, c’est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,
Un combat inégal contre un lutteur caché,
Qui d’aucun de nos coups ne peut être touché ;
Et, dans nos cœurs criblés, comme dans une cible,
Tremblent les traits lancés par l’archer invisible.
Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ;
Naître, c’est seulement commencer à mourir,
Et l’enfant, hier encor, chérubin chez les anges,
Par le ver du linceul est piqué sous ses langes.
Le disque de l’horloge est le champ du combat
Où la Mort de sa faux par milliers nous abat ;
La Mort, rude jouteur qui suffit pour défendre
L’éternité de Dieu qu’on voudrait bien lui prendre.
Sur le grand cheval pâle entrevu par saint Jean,
Les Heures, sans repos, parcourent le cadran ;
Comme ces inconnus des chants du moyen âge,
Leurs casques sont fermés sur leur sombre visage.
Et leurs armes d’acier deviennent tour à tour
Noires comme la nuit, blanches comme le jour.
Chaque sœur à l’appel de la cloche s’élance,
Prend aussitôt l’aiguille ouvrée en fer de lance,
Et toutes sans pitié nous piquent en passant,
Pour nous tirer du cœur une perle de sang,
Jusqu’au jour d’épouvante où parait la dernière
Avec le sablier et la noire bannière ;
Celle qu’on n’attend pas, celle qui vient toujours,
Et qui se met en marche au premier de vos jours.
Elle va droit à vous, et, d’une main trop sûre,
Vous porte dans le flanc la suprême blessure,
Et remonte à cheval, après avoir jeté
Le cadavre au néant, l’âme à l’éternité !