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Page:Gautier - Quand on voyage.djvu/282

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Le soir, nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller au Prado, qui avait laissé de charmants souvenirs dans notre mémoire de voyageur. Nous aimions cette promenade de voitures entre deux contre-allées garnies de chaises où s’étalaient de fraîches toilettes, où les beautés madrilènes jouaient de la prunelle et de l’éventail, et faisaient entendre ce joli sifflement des lames qui s’ouvrent et se referment. Rien n’était plus gai et plus vivant. Les aguadores criaient leur marchandise « fraîche comme la neige, » et les muchachos vous offraient pour allumer votre cigare un bout de corde soufrée où brûlait un feu inextinguible comme celui de l’autel de Vesta. Le cours s’étendait de la fontaine de Cybèle à la fontaine de l’Alcachofa, et, dans cet espace assez restreint, de sept à neuf heures du soir, passait, à coup sûr, tout ce que la ville renfermait de jeune, d’élégant et de beau. Hélas ! le Prado n’existe plus. Les becs de gaz versaient leurs clartés sur la solitude. Quelques chaises entêtées, sur la foi des vieilles traditions, s’ennuyaient sur le bord de la chaussée, mais personne ne s’y asseyait. Nous pensions être le jouet d’un rêve, et nos camarades de route, à qui nous avions promis quelque chose d’animé et de brillant comme le tour du lac au bois de Boulogne, nous regardaient avec inquié-