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Page:Georges Eekhoud - Escal-Vigor.djvu/100

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ESCAL-VIGOR

petit-fils, mais lucide, avertie par sa sollicitude même, elle le devinait exceptionnel jusqu’à l’anomalie ; quelque chose lui disait, à elle aussi, que le jeune comte serait malheureux s’il ne l’était déjà. Elle s’alarmait de cette promptitude, ou plutôt de cette inquiétude de son génie. Il travaillait par boutades, s’enfermait dans sa chambre, demeurait des semaines sans voir la rue, lisant, rimant, composant des partitions, se saturant l’âme de Beethoven, Schumann et Wagner, barbouillant des toiles, rangeant ses paperasses ; puis, à ces claustrations excessives, succédaient des périodes où il éprouvait un besoin féroce de s’étourdir, où il se complaisait à battre les quartiers interlopes, à courir les bouges à matelots et à chaloupiers, se livrant à un noctambulisme effréné, disparaissant durant plusieurs jours, passant des carnavals entiers sans voir son lit, et lorsqu’il venait s’y abattre, à la façon d’une épave échouée sur la grève ou d’un fauve pourchassé et blessé qui a pu se traîner jusqu’à sa tanière, à bout, démoli, c’était pour ne plus en sortir non plus de plusieurs jours et dormir, dormir, et dormir encore !

On juge des transes par lesquelles passèrent les deux femmes. Le plus souvent, elles ne savaient