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Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/160

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faire de pareils reproches ? Les ai-je mérités, moi qui t’aime ?

— Tu m’aimes ? reprit-elle : ah ! je serais trop heureuse si tu disais vrai ! Mais peut-être viens-tu de jurer la même chose à madame Dinville. Si tu m’aimais, l’aurais-tu suivie ? N’aurais-tu pas trouvé un prétexte pour venir me trouver quand je suis sortie ? Vaut-elle mieux que moi ? Qu’as-tu fait avec elle pendant toute l’après-dînée ? Qu’as-tu dit ? Pensais-tu à Suzon, à une sœur qui t’aime plus que sa vie ? Oui, Saturnin, je t’aime ; tu m’as inspiré pour toi une passion si violente que je mourrais de douleur si tu n’y répondais pas. Tu te tais ? poursuivit-elle, ah ! je ne le vois que trop : ton cœur ne se faisait pas de violence pour suivre une rivale que je vais haïr à la mort, car elle t’aime, je n’en saurais douter ; tu l’aimes aussi : tu n’étais occupé que du plaisir qu’elle se promettait, tu ne songeais guère à la douleur que tu m’allais causer ! J’en suis encore pénétrée. Peux-tu la voir sans en ressentir toi-même ?

Attendri par des reproches dont l’éloquente facilité me faisait reconnaître les impressions de l’amour que je venais moi-même d’éprouver, en exprimant à madame Dinville des sentiments qui, quoique momentanés, prenaient leur source dans mon cœur, et naissaient de la passion que ses caresses y avaient allumée :

— Suzon, répondis-je, tu déchires mon cœur par tes plaintes. Cesse-les, n’accable pas ton malheureux frère ; tes larmes le désespèrent ; je t’aime plus que moi-même, je t’aime plus que je ne peux dire !

— Ah ! reprit-elle, tu me rends la vie, ne penses donc plus qu’à moi. Depuis hier toi seul m’occupes, ton imagination me suit partout, sois de même, mais écoute, Saturnin : si je consens d’oublier l’injure que tu m’as