Aller au contenu

Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 238 —


pire-t-elle de l’horreur ? Tu lui refuses tes baisers ! Tu lui refuses tes caresses !

Sensible à mes reproches, elle donna les marques les plus vives de sa joie. La gaieté reparut sur son visage ; elle se répandit jusque sur la vieille, à qui je donnai de nouvel argent pour nous apprêter à souper. J’aurais donné tout : je retrouvais Suzon, n’étais-je pas assez riche ?

On préparait le souper ; je tenais toujours Suzon dans mes bras. Nous n’avions pas encore eu la force d’ouvrir la bouche pour nous demander quelles aventures pouvaient nous rassembler si loin de notre patrie. Nous nous regardions, nos yeux étaient les seuls interprètes de nos âmes ; ils versaient des larmes de joie et de tristesse ; nous n’étions occupés que de ces deux passions. Notre cœur était si rempli, notre esprit si occupé, que notre langue était comme liée. Nous soupirions ; si nous ouvrions quelquefois la bouche, nous ne prononcions que des paroles sans suite. Tout nous ramenait à la réflexion du bonheur d’être ensemble.

Je rompis enfin le silence :

— Suzon, m’écriai-je, ma chère Suzon ! C’est toi que je retrouve ! Par quel heureux hasard m’es-tu rendue ? Mais dans quel lieu, ah ! ciel !

— Tu vois, me répondit-elle avec un visage accablé, une fille malheureuse qui a éprouvé toutes les alternatives de la fortune. Presque toujours l’objet de sa fureur, et forcée de languir dans un libertinage que sa raison condamne, que son cœur déteste, mais que la nécessité lui rend indispensable. Je vois que ton impatience ne te permet pas d’attendre plus longtemps le récit de mes malheurs. Puis-je donner un autre nom à la vie que j’ai menée depuis que je t’ai perdu ? Moins