Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/108

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voyageant en chemin de fer, je me suis trouvé avoir pour compagnon de route S…, avec qui j’ai causé pendant quatre heures… J’avais déjà beaucoup entendu parler de lui, et je savais, notamment, qu’il était athée. C’est un homme fort instruit, et je me réjouissais de pouvoir m’entretenir avec un vrai savant. De plus, il est parfaitement élevé, en sorte qu’il m’a parlé tout à fait comme si j’avais été son égal, sous le rapport de l’intelligence et de l’instruction. Il ne croit pas en Dieu. Seulement j’ai été frappé d’une chose, c’est que tout ce qu’il disait semblait étranger à la question. J’avais déjà fait une remarque analogue chaque fois qu’il m’était arrivé précédemment de causer avec des incrédules ou de lire leurs livres : il m’avait toujours paru que tous leurs arguments, même les plus spécieux, portaient à faux. Je ne le cachai pas à S…, mais sans doute je m’exprimai en termes trop peu clairs, car il ne me comprit pas… Le soir, je m’arrêtai dans une ville de district ; à l’hôtel où je descendis, tout le monde s’entretenait d’un assassinat qui avait été commis dans cette maison la nuit précédente. Deux paysans d’un certain âge, deux vieux amis, qui n’étaient ivres ni l’un ni l’autre, avaient bu le thé, puis ils étaient allés se coucher (ils avaient demandé une chambre pour eux deux). L’un de ces voyageurs avait remarqué, depuis deux jours, une montre d’argent, retenue par une chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et qu’il ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme n’était pas un voleur, il était honnête et fort à son aise pour un paysan. Mais cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse qu’il ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa et murmura dévote-