Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/134

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à les suivre, nous le voyons s’attacher soudain à l’un de ces passants rencontrés :

Je remarque un ouvrier qui va sans femme à son bras. Mais il a un enfant avec lui, un petit garçon. Tous deux ont la mine triste des isolés. L’ouvrier a une trentaine d’années ; son visage est fané, d’un teint malsain. Il est endimanché, porte une redingote usée aux coutures et garnie de boutons dont l’étoffe s’en va ; le collet du vêtement est gras, le pantalon mieux nettoyé semble pourtant sortir de chez le fripier ; le chapeau haut de forme est très râpé. Cet ouvrier me fait l’effet d’un typographe. L’expression de sa figure est sombre, dure, presque méchante. Il tient l’enfant par la main, et le petit se fait un peu traîner. C’est un mioche de deux ans ou de guère plus, très pâle, très chétif, paré d’un veston, de petites bottes à tiges rouges et d’un chapeau qu’embellit une plume de paon. Il est fatigué. Le père lui dit quelque chose, se moque peut-être de son manque de jarret. Le petit ne répond pas et cinq pas plus loin, son père se baisse, le prend dans ses bras et le porte. Il semble content, le gamin, et enlace le cou de son père. Une fois juché ainsi, il m’aperçoit et me regarde avec une curiosité étonnée. Je lui fais un petit signe de tête, mais il fronce les sourcils et se cramponne plus fort au cou de son père. Ils doivent être de grands amis tous deux.

Dans les rues, j’aime à observer les passants ; à examiner leurs visages inconnus, à chercher qui ils peuvent bien être, à m’imaginer comment ils vivent, ce qui peut les intéresser dans l’existence. Ce jour-là, j’ai été préoccupé surtout de ce père et de cet enfant. Je me suis figuré que la femme, la mère était morte depuis peu, que le veuf travaillait à son atelier toute Fa semaine, tandis que l’enfant