Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce passage de Schopenhauer nous éclairera sans doute[1].

Il comprend alors que la distinction entre celui qui inflige les souffrances et celui qui doit les subir n’est qu’un phénomène, et n’atteint pas la chose en soi, la volonté qui vit dans tous les deux : celle-ci, abusée par l’intelligence attachée à ses ordres, se méconnaît elle-même et, en cherchant dans l’un de ses phénomènes un surcroit de bien-être, elle produit dans l’autre, un excès de douleur : emportée par sa véhémence, elle déchire de ses dents sa propre chair, ignorant que par là c’est toujours elle-même qu’elle blesse et manifestant de la sorte, par l’intermédiaire de l’individuation, le conflit avec elle-même qu’elle recèle dans son sein. Persécuteur et persécuté sont identiques. L’un s’abuse en ne croyant pas avoir sa part de la souffrance ; l’autre s’abuse en ne croyant pas participer à la culpabilité. Si leurs yeux parvenaient à se dessiller, le méchant reconnaîtrait que dans ce vaste monde il vit lui-même au fond de toute créature qui souffre, et qui, lorsqu’elle est douée de raison, se demande vainement dans quel but elle a été appelée à vivre et à endurer des souffrances qu’elle ne reconnaît pas avoir méritées : le malheureux, à son tour, comprendrait que tout le mal qui se commet ou s’est jamais commis sur terre dérive de cette volonté qui constitue aussi son essence à lui, dont il est le phénomène, et qu’en vertu de ce phénomène, et de son affirmation, il a assumé toutes les souffrances qui en découlent, et qu’il doit les supporter en toute

  1. Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation, t. I, pp. 566 et 567 (traduction de J.-A. Cantacuzène).