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Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/128

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CHAPITRE CINQUIÈME


Cette nuit-là, je rêvai. Au moment où j’apprenais à Kleist qu’il était Français, Eva me prouvait que j’étais Allemand. Pour éviter le scandale, Kleist prenait mon nom et je prenais le sien. L’aspect du monde se modifiait pour chacun de nous à tel point, le sol se boursouflant pour l’un quand il se dégonflait pour l’autre, que nous avions dû nous séparer. D’un chemin qu’il me disait de plus en plus droit et pavé, Kleist me criait que l’ait devenait pour lui plus transparent, qu’on soudait ses raisonnements avec des charnières et ses passions avec des articulations, que les insectes lui paraissaient plus menus, plus effilés, que le chant des oiseaux qu’il avait compris jusqu’à ce jour n’était plus à ses oreilles qu’un ramage, et dès qu’un corbeau croassait, il me réclamait la traduction ; qu’il éprouvait enfin un désir indomptable d’absinthe et d’économies. Il m’appelait d’un mot assez vulgaire : Boche, et se hâtait vers Paris pour entendre enfin Mignon et Les Huguenots. Les êtres humains dans ses environs avaient des pieds de plus en plus petits, tenaient de moins en moins au sol. Les édifices, les plantes, les animaux eux-mêmes avaient autour d’eux une gaine toujours stylisée qui les protégeait d’un regard trop