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Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/213

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ce corps qui t’appartient, surgissent des gestes qui sont à mes aïeux et qui me possèdent quelques minutes. Tu sais combien ma main est sure, tu m’as vu jongler avec un couteau, mais une ou deux fois par mois je me sens tout à coup les doigts gourds, j’hésite devant le verre que je voulais saisir, je me fais violence, je le casse, — et je suis pris, non de remords, mais de tendresse pour mon père, que j’ai vu si souvent, possédé du même frisson infernal, répandre le vin rouge sur la nappe et la bière sur les robes. Parfois aussi, je bégaie vingt secondes, chaque année une fois au moins. C’est tout ce qui me reste du bégaiement d’un ancêtre. Je m’occupe, pour mes petits-neveux, de composer le répertoire de ces réflexes qui sont notre blason et nos coutumes, et s’ils se grattent soudain l’annulaire de l’ongle de leur puce, si toutes les fois qu’on prononce devant eux le mot français Chat, leur pensée, d’un penchant invincible, y ajoute le suffixe lumeau ou rançon ; s’ils aiment à se pincer les doigts avec des épingles à tendre le linge, ils sauront que c’est leur vieil oncle Heinrich Heine qui revient une minute en eux.

Voilà ma main solide, Fanny, voilà ma lèvre tremblante. Quelle sorte de planète bizarre tu habites ! Tu n’apparais jamais à ma pensée comme un navire nous apparaît, sur ce globe tout rond, par ton mât et tes voiles. Ton pied nu d’abord m’apparaît, puis ta cheville… Voici ton visage enfin, Fanny. Mais déjà il est disparu…

Comme il n’était nulle part question de baisers, je fus forcé d’ajouter un post-scriptum de mon cru. Mon imagination me servit mal. — Vous ne vous êtes rien cassé, me dit plus tard Lili.

Post-Scriptum : Tes baisers sont tout simplement extraordinaires…