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Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/96

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de Montréal, baigné dans le Saint-Laurent, frotté dans la neige. De quel cadre gigantesque cuivre et étain devrais-je me parer, de quelle aniline éclatante enduite mes vêtements pour atteindre ce cerveau dont je voyais, à travers son iris toujours si large, la première brume ? Lui, à chaque instant, fermait les yeux, se courbait, c’est qu’un des cent mille passés possibles pesait sur lui ; il se taisait, c’est qu’un des mille passés probables ombrageait un moment sa tête ; et cet homme qui ne se souvenait d’aucune souffrance, — ni des plus légers maux de dents de son enfance, — on sentait qu’il devait admettre les avoir connues toutes. Le soir était venu. Il alluma une lumière au fond d’un pot en albâtre sur lequel dansaient des chiens bassets, servit le thé avec une théière dont l’anse était la queue d’une sirène, approcha un cendrier qui était Rübezahl, et, une fois remué le trio ou le quatuor des petits animaux ou héros légendaires dont un vrai Allemand se doit d’exciter toutes les heures la ronde, il s’enfonça dans un fauteuil, et me dit :

— Cher monsieur, vous perdez votre gant.

n avait parlé français et je regardais à mes pieds, heureux de ce gant perdu qui me permettait de cacher mon émotion… Il avait parlé français sans accent, avec une adhérence, tout au plus, entre les mots comme entre des mots blessés et fraîchement cicatrisés. D’ailleurs, mon gant était près de moi, sur la table, et la baronne se mit à rire : Kleist avait voulu simplement me réciter un chapitre de son manuel. La leçon était commencée, car à la pendule une troupe mixte de coucous, de moines et de Geneviève de Brabant venaient d’indiquer la demie.