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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/262

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sûr de pouvoir se l’attribuer en liberté. Ce sombre scrupule me tourmenta si fort, et la ressource qu’on me présentait comme suffisante me semblait si faible et si vaine, que mon épouvantail m’en parut plus terrible encore, et que, dès mon arrivée à Leipzig, je cherchai à m’affranchir tout à fait de mes liens avec l’Église. Combien ne devaient donc pas être gênantes pour moi les exhortations de Gellert, dont le laconisme, sa ressource nécessaire pour échapper à nos importunités, ne m’encourageait pas à le fatiguer de questions bizarres, d’autant moins que, dans mes heures de gaieté, elles me faisaient honte à moi-même, et que je finis par laisser complètement à l’écart ces étranges remords avec l’Église et l’autel !

Gellert s’était composé, selon ses sentiments pieux, une morale qu’il lisait en public de temps en temps, remplissant ainsi, d’une manière honorable, son devoir envers ses concitoyens. Les écrits de Gellert étaient depuis longtemps la base de la culture morale en Allemagne ; chacun désirait ardemment de voir cet ouvrage imprimé, et, comme cela ne devait avoir lieu qu’après la mort de l’excellent homme, on s’estimait très-heureux de l’entendre en faire lui-même la lecture. Dans ces leçons, l’auditoire de philosophie était comble, et la belle âme du noble Gellert, ses intentions pures, l’intérêt qu’il prenait à notre bien, ses exhortations, ses avertissements et les prières qu’il nous adressait, d’une voix un peu sourde et triste, produisaient bien une impression momentanée, mais d’autant plus vite effacée qu’il se trouvait assez de railleurs, qui savaient nous rendre suspecte cette manière molle et, à leur avis, énervée. Je me souviens d’un voyageur français qui s’informa des maximes et des sentiments de l’homme autour duquel il se faisait un si grand concours. Quand nous lui eûmes donné les informations nécessaires, il secoua la tête et dit en souriant : « Laissez-le faire, il nous forme des dupes. »

Au reste la bonne société, qui ne souffre guère auprès d’elle quelque chose de distingué, savait aussi, dans l’occasion, amoindrir l’influence morale que Gellert pouvait avoir sur nous. Tantôt on lui faisait un reproche d’instruire mieux que les autres étudiants les riches et nobles Danois qui lui étaient particulièrement recommandés, et d’en prendre un soin ex-