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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/339

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rence et s’écria : « Eh bien, monsieur le capitaine, où allezvous ? » ajoutant les autres compliments d’usage. « Mademoiselle, reprit-il, d’un air un peu embarrassé, je ne sais pas… — Comment ? dit-elle avec une gracieuse surprise, vous oubliez sitôt vos amis ! » Le mot oublier le chagrina ; il secoua la tête, et répliqua d’un ton assez grondeur : « En vérité, mademoiselle, je ne saurais… » Elle repartit avec un peu d’humeur, mais d’un ton très-modéré : « Prenez-y garde, monsieur le capitaine : une autre fois je pourrais bien aussi vous méconnaître. » Puis elle s’éloigna d’un pas rapide sans se retourner. Tout à coup mon homme se frappe la tête des deux poings. « Âne que je suis ! vieux âne ! s’écria-t-il. Vous le voyez maintenant ! Ai-je raison ou non ? » Et il s’abandonnait avec véhémence à ses discours et ses idées ordinaires, dans lesquelles cette rencontre l’avait encore fortifié.

Je ne puis ni ne veux répéter la philippique qu’il prononça contre lui-même. Enfin, se tournant de mon côté, il me dit : « Je vous prends à témoin : vous rappelez-vous cette marchande du coin, qui n’est ni jeune ni jolie ? Je la salue chaque fois que nous passons, et je lui adresse toujours quelques mots d’amitié : cependant voilà trente ans passés qu’elle eut des bontés pour moi. Et il n’y a pas quatre semaines, je le jure, que cette jeune fille s’est montrée avec moi plus gracieuse que je ne puis dire, et je ne veux pas la reconnaître ! je réponds à sa politesse par une grossièreté ! Je le soutiendrai toujours, l’ingratitude est le plus grand des vices, et nul ne serait ingrat s’il n’était oublieux. »

Nous entrâmes à l’auberge, et la foule bruyante des gens qui buvaient dans les premières salles arrêta seule les invectives qu’il bredouillait contre lui et contre les gens de son âge. Il était tranquille, et j’espérais l’avoir apaisé, quand nous entrâmes dans une chambre haute, où nous trouvâmes un jeune homme, qui se promenait seul en long et en large, et que le capitaine salua par son nom. Je fus charmé de faire sa connaissance, car mon vieux compagnon m’en avait dit beaucoup de bien, et m’avait conté que ce-jeune homme, placé dans les bureaux de la guerre, lui avait rendu, d’une manière désintéressée, de très-bons services, quand sa pension ne venait pas. J’étais content de voir la conversation prendre une tournure générale, et, en