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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/430

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amusements la littérature, qui en était devenue tout à fait mondaine et aristocratique. Les grands seigneurs et les lettrés se formaient mutuellement, et ils devaient mutuellement se déformer : car tout ce qui est distingué est proprement dédaigneux, et elle devint aussi dédaigneuse, la critique française, négative, dénigrante, médisante. C’est ainsi que la haute classe jugeait les écrivains ; les écrivains, avec un peu moins de bienséance, agissaient de même entre eux, et même envers leurs protecteurs. Ne pouvait-on imposer au public, on cherchait à le surprendre ou à le gagner par l’humilité. Ainsi se développa (sans parler de ce qui agitait dans leurs profondeurs l’Église et l’État) une telle fermentation littéraire, que Voltaire lui-même eut besoin de toute son activité, de toute sa prééminence, pour surnager dans le courant de l’irrévérence universelle. Déjà on l’appelait tout haut un vieil enfant opiniâtre ; ses travaux, poursuivis sans relâche, étaient considérés comme le vain effort d’une vieillesse usée ; certains principes, qu’il avait professés toute sa vie, à la propagation desquels il avait consacré ses jours, n’obtenaient plus ni estime ni respect ; son Dieu même, par la profession duquel il continuait à se séparer de tout athéisme, on ne le lui passait plus ; et lui-même, le vieux patriarche, il était contraint, comme le plus jeune de ses rivaux, de guetter le moment, de poursuivre une faveur nouvelle, de montrer à ses amis trop de bienveillance, à ses ennemis trop de méchanceté, et, sous l’apparence d’un ardent amour pour la vérité, d’agir sans vérité et sans franchise. Était-ce donc la peine d’avoir mené une vie si active et si grande, pour la finir d’une manière plus dépendante qu’il ne l’avait commencée ? Combien une pareille situation était insoutenable, son grand esprit, sa délicate irritabilité, le sentaient parfaitement. Il se soulageait quelquefois par des élans et des secousses ; il lâchait la bride à son humeur, passait les bornes et portait quelques bottes, qui, le plus souvent, provoquaient lu mauvaise humeur de ses amis et de ses ennemis ; car chacun se croyait au-dessus de lui, bien que nul ne fût son égal. Un public qui n’entend jamais que les jugements des vieillards ne devient que trop aisément sage à leur manière, et rien n’est plus insuffisant qu’un jugement mûr accepté par un esprit qui ne l’est pas.

Pour nous, jeunes hommes, qui, dans notre amour germanique de la nature et de la vérité, voyions toujours planer devant nos yeux, comme le meilleur guide dans la vie et dans l’étude, la loyauté envers nous-mêmes et envers les autres, nous trouvions toujours plus choquante la partiale déloyauté de Voltaire et l’altération de tant d’objets respectables, et notre aversion pour lui se fortifiait de jour en jour. Pour combattre les bigots, il n’avait jamais assez rabaissé la religion et les saints livres sur lesquels elle est fondée, et, par là, il avait souvent blessé mes sentiments. Mais, lorsque j’appris que, pour discréditer la tradition d’un déluge, il niait tous les coquillages fossiles et n’y voulait voir que des jeux de la nature, il perdit absolument ma confiance, car j’avais vu de mes yeux assez clairement sur le Baschberg, que je me trouvais sur un ancien lit de mer desséché, parmi les dépouilles de ses antiques habitants. Oui, ces montagnes avaient été un jour couvertes par les flots. Si ce fut avant ou pendant le déluge, c’était pour moi une question indifférente.