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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/518

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fâchai nullement de toutes ces critiques, mais je n’avais pas prévu que les âmes bienveillantes et sympathiques me préparaient un insupportable tourment. Car, au lieu de me dire sur mon livre, tel qu’il était, quelques paroles obligeantes, chacun voulait savoir une bonne fois ce qu’il y avait de vrai dans le fonds. J’en fus très-choqué et, le plus souvent, je m’exprimai à l’encontre d’une manière fort brutale. Car, pour répondre à cette question, il m’aurait fallu disséquer et défigurer mon petit ouvrage, que j’avais si longtemps médité, pour donner à tant d’éléments l’unité poétique, et, de la sorte, ses véritables parties constitutives auraient été elles-mêmes sinon anéanties, du moins éparpillées et dispersées. En y réfléchissant davantage, je ne pouvais trouver déplacée l’exigence du public. L’aventure de Jérusalem avait produit une grande sensation. Un jeune homme cultivé, aimable et sans reproche, le fils d’un théologien, d’un écrivain éminent, jouissant de l’aisance et de la santé, renonçait tout à coup à la vie sans motif connu. Chacun demanda comment une pareille chose avait été possible ; et toute la jeunesse, lorsqu’on entendit parler d’un amour malheureux, et toute la classe moyenne, lorsqu’on rapporta les petits dégoûts qu’il avait essuyés dans la haute société, furent vivement émues, et chacun désira connaître les faits exactement. Alors parut dans Werther une peinture détaillée, dans laquelle on pensait retrouver la vie et le caractère de ce jeune homme. Le lieu et la personne s’accordaient ; la peinture était si naturelle, qu’on se croyait parfaitement instruit et satisfait. Mais, après un plus mûr examen, bien des choses ne s’accordaient pas, et ceux qui cherchaient la vérité s’imposaient un travail insupportable, car l’analyse critique fait naître mille doutes. Pénétrer au fond de ce mystère était chose impossible : ce que j’avais mis de ma vie et de mes souffrances dans cette composition ne se pouvait démêler : jeune homme inaperçu, j’avais vécu, sinon dans le mystère, du moins dans l’obscurité.

Pendant mon travail, je n’ignorai pas le bonheur insigne de cet artiste à qui l’on avait fourni l’occasion d’étudier plusieurs beautés pour en composer une Vénus, et je me permis aussi de former ma Charlotte d’après la figure et les qualités de plusieurs aimables personnes, bien que les traits principaux fussent