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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/588

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devenue le théâtre du mouvement le plus vif, des affaires et des plaisirs. D’immenses avenues, ouvertes aux patineurs, de vastes plaines glacées, fourmillaient d’une foule mobile. Je ne manquai pas de m’y rendre de bon matin, et, quand ma mère vint plus tard, en voiture, assister à ce spectacle, comme j’étais légèrement vêtu, je me sentais réellement transpercé par le froid. Elle était dans sa voiture, enveloppée de sa pelisse de velours rouge, qui, serrée sur sa poitrine avec ses larges cordons et ses houppes d’or, était d’un effet superbe. « Bonne mère, prêtez-moi votre pelisse, lui criai-je sur-le-champ sans réflexion. Je meurs de froid. » Elle n’y réfléchit pas plus que moi, et en un instant j’eus endossé la pelisse, qui, descendant jusqu’à mijambes, avec sa couleur pourpre, bordée de zibeline, ornée de dorures, n’allait point mal avec mon bonnet de fourrure brune. Je me promenai comme cela sans gêne ; d’ailleurs la foule était si grande qu’on ne remarquait pas trop cette apparition singulière. On la remarqua pourtant, car on me la reprocha plus tard, d’un ton sérieux ou badin, comme une de mes excentricités. Après ces souvenirs de mon heureuse insouciance je reprends le fil de mon récit.

Un Français a dit avec esprit : « Si un homme de talent a fixé sur lui l’attention du public par un ouvrage de mérite, on fait tout ce qu’on peut pour l’empêcher d’en jamais faire un second. » Et cela est vrai ! Un jeune homme produit, dans la retraite et le silence, quelque chose de bon et d’ingénieux ; il obtient l’approbation, mais il perd l’indépendance ; ce talent concentré, on le dissipe dans la distraction, parce qu’on espère attraper et s’approprier quelque chose de sa personnalité. C’est ainsi que je recevais nombre d’invitations, ou que, sans invitation formelle, un ami, une connaissance, me proposait, souvent même en y mettant plus que des instances, de m’introduire dans telle ou telle maison. Le quasi-étranger, annoncé comme un ours, à cause de ses refus répétés et désobligeants, puis comme le Huron de Voltaire, l’Américain de Cumberland, comme un enfant de la nature doué de grands talents, excitait la curiosité, et l’on engageait dans plusieurs maisons des négociations polies pour arriver à le voir.

Un soir, entre autres, un ami me proposa de l’accompagner