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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/610

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impérieuse. J’étais devant Lili, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne, sans hésiter, mais lentement. Revenus de notre saisissement, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre. Une remarquable dispensation de l’Être tout-puissant a voulu, dans le cours de mon aventureuse carrière, me faire connaître les émotions du fiancé. Je puis dire que, pour un homme qui a des mœurs, c’est le plus agréable de tous les souvenirs. Il est doux de se rappeler les sentiments qu’il est difficile d’exprimer, et qui se peuvent expliquer à peine. La situation antérieure est entièrement changée ; les dures oppositions sont abolies ; la continuelle discordance est effacée ; la nature envahissante, la raison qui avertit sans cesse, les penchants tyranniques, la loi sage, qui nous assiégeaient de leur éternel conflit, viennent à nous maintenant dans une aimable concorde, et, grâce à une fête pieuse et généralement célébrée, ce qui était défendu est prescrit et ce qui était puni s’élève au rang de devoir indispensable. Mais on apprendra avec une satisfaction morale, que, dès ce moment, il s’opéra un certain changement dans ma manière de sentir. Si j’avais trouvé jusqu’à ce jour ma bien-aimée belle, agréable, attrayante, elle me parut dès lors noble et imposante… C’étaient deux personnes en une ; sa grâce et son amabilité m’appartenaient : je le sentais comme auparavant ; mais la dignité de son caractère, son assurance en elle-même, sa fidélité en toute chose, restaient toujours son bien propre. Je le contemplais, je le pénétrais, et j’y voyais avec bonheur un capital, dont les intérêts seraient ma jouissance pour la vie.

On l’a dit depuis longtemps, avec autant de sagesse que de gravité, nous ne demeurons guère au sommet d’une situation. Le consentement des deux familles, qui était tout particulièrement l’ouvrage de Mlle Delf, fut considéré désormais comme valable tacitement et sans autre formalité. Car, aussitôt que quelque chose d’idéal, comme on peut appeler de pareilles tiançailles, entre dans la réalité, il survient une crise au moment où l’on pense que tout est conclu. Le monde est impitoyable et il a raison ; car il faut que, de toute façon, il se maintienne ; la confiance de la passion est grande, mais nous la voyons bien souvent échouer contre la réalité. Deux jeunes époux qui s’unissent, surtout de nos jours, sans avoir une for-