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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/647

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rière l’Albis, pour se verser dans la Limmat au-dessous de Zurich : cloignés de toute habitation et même de tout sentier battu, ils crurent pouvoir innocemment quitter leurs habits et se présenter hardiment aux vagues écumantes. Ce ne fut pas sans pousser des cris, des exclamations de sauvage allégresse, excitées soit par la fraîcheur, soit par le plaisir ; ils voulaient consacrer ainsi ces rochers couverts de bois sombres, et en faire la scène d’une idylle ; mais, soit que des malveillants se fussent glissés sur leurs pas, soit que, par leur tumulte poétique, ils eussent eux-mêmes provoqué des ennemis dans la solitude, ils se virent assaillis d’en haut à coups de pierres, qui partaient des buissons muets, sans savoir si c’était le fait de peu de gens ou d’un grand nombre, si c’était accidentel ou prémédité ; et ils jugèrent que le plus sage était de quitter l’élément restaurateur et de retourner à leurs habits. Aucun ne fut blessé ; la surprise et le chagrin furent le châtiment moral qu’ils eurent à souffrir, et que ces joyeux camarades eurent bien vite oublié. Les suites les plus désagréables furent pour Lavater ; on lui reprochait d’avoir accueilli avec bienveillance des jeunes gens si téméraires, d’avoir fait avec eux des promenades, enfin de s’être montré favorable à des hommes dont le naturel sauvage, indomptable, antichrétien et même païen, causait un pareil scandale dans un pays civilisé et bien policé. Mais notre pieux ami, qui savait si bien calmer de pareils orages, y réussit cette fois encore, et, après le départ de ces voyageurs, passés comme un météore, nous trouvâmes tout apaisé.

Dans le fragment des voyages de Werther[1], j’ai cherché à peindre ce contraste de l’ordre estimable et de la gêne légale qui règnent en Suisse avec cette vie naturelle que réclame une enthousiaste jeunesse. Mais, parce qu’on a coutume de prendre comme une opinion arrêtée, comme un blâme didactique, les discours les plus naïfs du poète, les Suisses en ont été fort mécontents, et j’ai renoncé à donner la suite, qui devait exposer en quelque manière la marche de Werther jusqu’à l’époque où sont retracées ses douleurs : tableau que les personnes qui connaissent le cœur humain auraient certainement accueilli avec faveur.

  1. Voyez tome IX.