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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/652

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distinguer dans la théorie ou la pratique. Zimmermann avait surtout donné cours à ces prétentions. Lavater, dans sa Physiognomonie, dut nécessairement indiquer une division plus générale des dons intellectuels ; le terme de génie devint un mot d’ordre général, et, parce qu’on l’entendait souvent prononcer, on supposa aussi que la chose qu’il devait signifier était commune. Mais, comme chacun était autorisé à demander aux autres le génie, on finit par croire qu’on le possédait aussi soi-même. On était loin encore du temps où il pourrait être énoncé que le génie est cette force de l’homme qui, par l’action, impose la règle et la loi. À cette époque, il ne se manifestait qu’en transgressant les lois existantes, en renversant les règles établies et en se déclarant sans limites. Il était donc facile d’avoir du génie, et tout naturel aussi que l’abus du mot et de la chose sollicitât tous les hommes réglés de s’opposer à un désordre pareil.

Si un homme courait à pied par le monde, sans trop savoir où ni pourquoi, cela s’appelait un voyage de génie ; et si quelqu’un faisait une folle entreprise sans but et sans utilité, c’était un trait de génie. Des jeunes hommes ardents, souvent d’un vrai mérite, se perdaient dans l’espace ; de vieux sages, peut-être sans talent et sans esprit, se faisaient alors un malin plaisir d’exposer risiblement aux yeux du public ces échecs de tout genre. C’est ainsi que je fus peut-être plus empêché de me développer et de me produire par la coopération et l’influence malentendues de ceux qui partageaient mes idées que par la résistance de ceux qui pensaient autrement que moi. Des noms, des épithètes, des phrases, qui rabaissaient les dons les plus élevés de l’esprit, se répandirent de telle sorte parmi la foule, qui les répétait platement, qu’aujourd’hui encore, dans la vie ordinaire, on les entend ça et là articulés par les ignorants ; ils pénétrèrent même dans les dictionnaires, et le mot génie prit un sens tellement défavorable qu’on en vint à conclure qu’il fallait le bannir complètement de la langue allemande. Ainsi les Allemands, chez qui la vulgarité trouve en général plus d’occasions de prévaloir que chez tout autre peuple, se seraient dépouillés de la plus belle fleur du langage, d’un mot, en apparence étranger, mais qui appartient également à tous les peuples, si le sentiment du sublime et de l’excellent, trouvant dans une philosophie plus profonde une base nouvelle, n’eût été heureusement rétabli[1].


Je retrouvai Merck à Darmstadt, et le laissai triompher à son aise d’avoir prédit que je me séparerais bientôt de la joyeuse société. Arrivé à Francfort, je lus bien reçu de chacun, même de mon père, qui me fit toutefois entrevoir son mécontentement de ce que je n’étais pas descendu à Airolo, et ne lui avais pas annoncé mon arrivée à Milan ; il ne pouvait d’ailleurs me témoigner aucune sympathie pour les rochers sau-

  1. Goethe donne ici une citation étendue de la Physiognomonie de Lavater (2° partie, 30e fragment) que nous croyons devoir omettre.