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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/668

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sence, de renoncer à elle véritablement, et l’idée de l’étrange sensation que produirait ma réapparition, purent seules me décider à quitter un si cher voisinage.

Quelques jours s’écoulèrent encore, et l’hypothèse de mon père acquérait toujours plus de vraisemblance, d’autant qu’il ne venait pas même une lettre de Carlsruhe, pour annoncer les causes du retard de la voiture. Ma veine poétique cessa de couler, et l’inquiétude dont j’étais tourmenté en secret donna beau jeu à mon père. Il me représenta que je ne pouvais plus rester, que mes malles étaient faites ; il me donnerait de l’argent et des lettres de crédit pour l’Italie, mais il fallait me résoudre à partir sur-le-champ. Indécis et flottant, dans une affaire si importante, je promis enfin que si, à un jour fixé, il n’était arrivé ni voitures ni nouvelles, je partirais d’abord pour Heidelberg, et que de là je franchirais cette fois les Alpes par les Grisons ou le Tyrol, et non par la Suisse.

Il doit arriver de singulières choses, quand une jeunesse sans plan, qui s’égare si aisément elle-même, est poussée dans une fausse voie par une erreur passionnée de l’âge mûr. Mais telle est en général la jeunesse et la vie : nous n’apprenons d’ordinaire à connaître la stratégie qu’après la fin de la campagne. Dans le cours ordinaire des choses, il eût été facile de s’éclaircir sur un pareil accident : par malheur, nous conspirons trop volontiers avec l’erreur contre la simple vérité, de même que nous mêlons les cartes avant de les distribuer, afin de laisser au hasard sa part dans l’action ; et c’est justement ainsi que se développe l’élément dans lequel et sur lequel le pouvoir « démonique » aime à s’exercer, et se joue de nous d’autant plus méchamment que nous avons davantage le pressentiment de son approche.

Le dernier jour était écoulé, je devais partir le lendemain, et je sentis alors un désir extrême de voir encore une fois mon cher Passavant, qui venait d’arriver de Suisse, car j’aurais mérité des reproches, si j’avais offensé un ami si particulier, en lui faisant un mystère absolu de mon projet. Je chargeai un inconnu de lui donner rendez-vous pour la nuit à une place déterminée, où j’arrivai avant lui, enveloppé de mon manteau. Il ne tarda pas à paraître aussi, et, si l’invitation l’avait surpris, il fut encore bien plus étonné, à la vue de celui qu’il trouvait à la place