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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/91

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core, tomba malade, et très-dangereusement. S’il en mourut, je ne saurais le dire. Ces présages tirés d’une parole inopportune, ou même malséante, étaient déjà en crédit chez les anciens, et il est bien remarquable que les formes de la croyance et de la superstition soient restées toujours les mêmes chez tous les peuples et dans tous les temps.

Dès le premier jour où notre ville fut occupée par les troupes, ses habitants, et surtout l’enfance et la jeunesse, vécurent au milieu de distractions continuelles : le théâtre et les bals, les parades et les passages de troupes, fixaient tour à tour notre attention. Les passages surtout devenaient toujours plus fréquents, et la vie de soldat nous semblait tout à fait joyeuse et satisfaisante. Le lieutenant du roi logeant dans notre maison, nous avions l’avantage de voir successivement tous les personnages importants de l’armée française, et particulièrement d’observer de près les plus marquants, dont la renommée était déjà parvenue jusqu’à nous. Nous regardions très-commodément, des escaliers et des paliers, comme de galeries, l’état-major défiler devant nous. Je me souviens surtout du prince de Soubise comme d’un bel homme, aux manières affables ; mais encore plus nettement du maréchal de Broglie, qui était jeune, d’une taille peu élevée mais bien prise, vif, prompt, et promenant autour de lui un regard spirituel.

Il venait souvent chez le lieutenant du roi, et l’on voyait bien qu’ils s’entretenaient d’affaires importantes. L’occupation durait depuis trois mois, et nous y étions à peine accoutumés, quand la nouvelle se répandit vaguement que les alliés étaient en marche, et que le duc Ferdinand de Brunswick venait chasser des bords du Mein les Français. On n’avait pas d’eux une très-haute idée ; ils ne pouvaient se glorifier d’aucun fait d’armes remarquable, et, depuis la bataille de Rosbach, on croyait pouvoir les mépriser. On avait dans le duc Ferdinand la plus grande confiance, et tous les amis de la Prusse attendaient avec impatience de se voir délivrés du fardeau qui pesait sur eux. Mon père était un peu plus gai, ma mère, inquiète. Elle était assez prudente pour comprendre qu’un petit mal présent pourrait bien faire place à une grande calamité ; car on voyait trop clairement qu’on ne marcherait pas à la rencontre du duc, mais