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Page:Gogol - Le Manteau ; Les Ames mortes, 1888.djvu/21

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une lanterne qui, faute d’huile, menaçait de s’éteindre, des maisons de bois, des palissades, mais nulle part une âme vivante. À la pâle lueur de ces lanternes mourantes scintillait la neige et, enveloppées dans les ténèbres, les petites constructions s’alignaient tristement. Il arriva à un endroit où la rue débouchait dans une immense place à peine bordée, à l’autre extrémité, de quelques maisons, et offrant l’apparence d’un vaste et lugubre désert.

Au loin, Dieu sait où, vacillait la lumière d’un falot éclairant une guérite qui lui sembla au bout du monde. Le conseiller titulaire perdit tout d’un coup son humeur joyeuse. Il alla, le cœur serré, vers la lumière ; il pressentait l’imminence d’un danger. L’espace qu’il avait devant lui ne lui apparaissait plus que comme un Océan.

— Non, dit-il, j’aime mieux ne pas regarder.

Et il continua à marcher en baissant la tête. Lorsqu’il la releva, il se vit tout à coup entouré de plusieurs hommes, à longue barbe, dont il ne pouvait distinguer les visages. Sa vue s’obscurcit, son cœur se crispa.

— Ce manteau est à moi, cria l’un des hommes en saisissant le conseiller titulaire au collet.

Akaki voulut appeler au secours. Un autre des agresseurs lui cloua son poing sur la bouche et lui dit :

— Avise-toi seulement de crier !

Au même moment, le malheureux conseiller titulaire sentit qu’on lui enlevait son manteau et presque en même temps un coup de pied l’envoya rouler dans la neige où il resta évanoui.

Quelques instants après il reprit ses sens ; mais il ne vit plus personne. Dépouillé de son vêtement et tout gelé, il se mit à crier de toutes ses forces, mais ses cris ne pouvaient arriver jusqu’à l’autre bout de la place. Éperdu, il se précipita avec l’élan suprême du désespoir vers la guérite où la sentinelle, l’arme au repos, lui demanda pourquoi diable il faisait tant de tapage et courait ainsi comme un fou.

Quand Akaki fut tout près de lui, il traita le soldat d’ivrogne pour n’avoir pas vu qu’à très peu de distance de son poste on volait et pillait les passants.

— Je vous ai vu parfaitement, répondit l’homme, au milieu de la place avec deux individus. J’ai cru que vous étiez des amis. Il est inutile de se mettre sens dessus dessous. Allez trouver demain l’inspecteur de la police, il prendra l’affaire en main, fera rechercher les voleurs et ouvrira une enquête.

Que faire ?

Le malheureux conseiller titulaire arriva chez lui dans un état affreux : les cheveux lui pendaient en désordre sur le front, ses habits étaient couverts de neige. Quand sa propriétaire l’entendit frapper comme un fou furieux à la porte, elle se leva en sursaut et accourut à demi vêtue, mais elle recula d’effroi à l’aspect d’Akaki.

Quand il lui raconta ce qui lui était arrivé, elle joignit les mains et s’écria :

— Ce n’est pas à l’inspecteur de police que vous devez vous adresser, mais au commissaire du quartier. L’inspecteur vous amusera de belles paroles et ne fera rien. Mais le commissaire du quartier, je le connais depuis longtemps. Mon ancienne cuisinière Anna est maintenant en service chez lui et je le vois souvent passer sous nos fenêtres. Il va tous les jours de fête à l’église et l’on voit tout de suite à sa mine que c’est un brave homme.

Après cette recommandation pleine de sollicitude, Akaki se retira tristement dans sa chambre. Pour peu qu’on se représente sa situation, on comprendra quelle nuit il passa.

Le lendemain matin il se rendit chez le commissaire du quartier. On lui apprit que ce haut fonctionnaire dormait encore. À dix heures, il y revint. Le