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Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/217

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Ah ! cette vieille Marie-Jeanne, il faut l’entendre, dans le fond de la boutique de mercerie de son fils, contant avec sa voix cassée le bon temps de la famille, et rabâchant cette phrase : « Nous partions de Sommérecourt. Lapierre menait. Nous arrivions à Neufchâteau. Nous découvrions les crimes. Nous mettions en broche et nous repartions ! » Et dans les souvenirs de la vieille cuisinière associée à l’orgueil de la famille, confusément et comme par bouffées, revient le large train bourgeois du château de Sommérecourt, et la grande hospitalité donnée au prince Borghèse par mon grand-père.

L’oncle que nous venons de perdre était le frère aîné de notre père. Un parfait honnête homme, mais avec toutes les illusions de l’honnête homme, et absolument garé des leçons sceptiques du jeu de la vie, et croyant presque les lois d’une Salente bonnes pour la France, et ne guérissant pas de cette crédulité ingénue par quatre années de législature… C’était un ancien capitaine d’artillerie, un peu sourd, brusquement cordial, appelant tout le monde mon camarade, puis encore un homme de la campagne, doué de tout le bon que la nature donne aux bons êtres, incapable de vouloir du mal à ses ennemis, et qui portait cette bonté ainsi que son courage, sans effort, presque sans mérite, comme faisant partie de son tempérament. Au fond, la cervelle absorbée par les mathématiques, et passant la journée à faire sous une incessante promenade, du sable, des cailloux des petites allées de son jardin. Et dans la vie,