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Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/86

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où, dans une flânerie délicieuse, l’on fume des pipes, l’on boit des grogs ; pipes et grogs sans fin.

Brassine a emmené avec elle une camarade, une actrice des Folies-Dramatiques. La D… est ce qu’on appelle, dans un certain argot, une empoigneuse qui vous mord comme un petit chat et vous blague comme un voyou ; une jolie petite bête agaçante. À ce jeu-là, nous nous étions piqués l’un et l’autre, et nous nous trouvions en guerre de taquineries, lorsqu’un soir, en revenant de chez Turcas, — il était onze heures, et l’hôtel où elle demeurait était fermé, — elle parut à un balcon d’une fenêtre en peignoir blanc. J’étais à côté de A… qui lui faisait très sérieusement la cour. En riant, on commence à monter après le treillage, qui menait presque jusqu’à sa fenêtre. A… lâcha vite pied ; la montée n’était pas bien sûre. Mais moi, une fois le pied à l’escalade, je montais sérieusement. J’avais été frappé, comme d’un coup de fouet, d’un désir de cette femme qui était là-haut. Elle riait et grondait à demi. Cela dura quelques secondes, où quelqu’un fut en moi qui aimait cette femme, la voulait, y aspirait comme à cueillir une étoile.

Je grimpais allégrement et fiévreusement ainsi qu’un fou. J’étais entraîné dans l’orbite de cette robe blanche et de ce rayonnement blanc. Enfin j’arrivai. Je sautai sur le balcon. J’avais été amoureux pendant une longueur de quinze pieds. Je crois bien que je n’aurai de l’amour dans toute ma vie que de telles bouffées… Je passai la nuit avec cette femme qui me disait en