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Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/94

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graphe. Le ménage a déteint sur elle. L’ombre de la caisse d’épargne est sur son front. Elle soigne le linge, elle surveille la cuisine, elle gronde sa bonne comme une épouse légitime, et elle apprend le piano et l’anglais. Elle ne voit plus que des femmes mariées et ne vise plus qu’au mariage. Elle a enterré sa vie de bohème dans le pot-au-feu. Son amant, un Américain nommé Peterson, tourmenté par le sang et qui n’a pris une maîtresse que sur ordonnance de médecin, la mène, comme unique distraction, tous les soirs, jouer aux dominos dans un café, avec toujours les mêmes figures de compatriotes.

Et cet homme, le calme et la pondération en personne, ne sort de son imperturbabilité qu’à propos du domino, et non au café, mais au lit. Ils se couchent. Dans le demi-sommeil qui l’envahit, elle sent son Américain se remuer, s’agiter sourdement, entrer en colère pour les fautes qu’elle a faites, pour son manque d’attention, pour sa cervelle oublieuse de Française ; elle s’endort tout de même, mais au bout d’une demi-heure, d’une heure d’un silence furibond et dans lequel il se dévore, l’Américain la secoue et la réveille pour lui dire : « Si tu avais posé le cinq trois au lieu du deux trois, nous aurions gagné… » Et il lui défile tout le jeu.

Elle s’est mise à enluminer des portraits au stéréoscope, et Peterson trouve qu’elle réussit assez bien dans cette partie. Il lui a donné l’autre jour à colorier tous les portraits du Moutard’s Club avec la désignation : brun, blond, roux, etc. C’était sa vie