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Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/190

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que je m’en nourris, c’est une suite de nuits insomnieuses.

Cette nuit, à l’approche de l’année 1871, de cette année que je vais commencer seul, les tristes pensées ont amené, dans le malaise de mes rêves, mon frère bien-aimé. Je le voyais tel qu’il était dans les derniers mois de sa vie, tel qu’il était il y a un an, et j’ai eu à nouveau, tout le temps qu’a duré la tromperie du sommeil, la cruelle souffrance morale que j’ai éprouvée, tout le long de sa maladie. Je ne sais pourquoi et comment, nous étions en visite chez Janin. Tout le temps de la longue visite que je voulais et ne pouvais abréger, j’avais au-dedans de moi la souffrance d’amour-propre, de ses inattentions, de ses absences, de ses maladresses, de son entrée d’avance dans la mort, étudiant sur le visage des gens qui étaient là, s’ils s’apercevaient de tout ce qui me désespérait. Et j’avais dans mon rêve, à l’état aigu, toutes ces perceptions douloureuses, absolument comme si je les revivais. Enfin, étant parvenu à abréger la visite, et tout heureux de l’entraîner, avant qu’on pût se rendre compte de ce qu’il était devenu, il arrivait qu’au moment de passer la porte, — son adieu, le malheureux enfant se mettait à le bégayer. La douleur que j’en ressentais me réveillait.

Dans les rues de Paris, la mort croise la mort : le fourgon des pompes funèbres croise le corbillard. À la grille de la Madeleine, j’aperçois trois bières recouvertes d’une capote de mobile, surmontée d’une couronne d’immortelles.