Aller au contenu

Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/344

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du hasard ! Dans la dégradation du monument, brille sur une plaque de marbre intacte, dans la nouveauté de sa dorure, la légende menteuse : Liberté, Égalité, Fraternité.

Soudain, je vois la foule se mettre à courir, comme une foule chargée, un jour d’émeute. Des cavaliers apparaissent, menaçants, le sabre au poing, faisant cabrer leurs chevaux, dont les ruades rejettent les promeneurs de la chaussée sur les trottoirs. Au milieu d’eux s’avance une troupe d’hommes, en tête desquels marche un individu à la barbe noire, au front bandé d’un mouchoir. J’en remarque un autre, que ses deux voisins soutiennent sous les bras, comme s’il n’avait pas la force de marcher. Ces hommes ont une pâleur particulière, avec un regard vague qui m’est resté dans la mémoire.

J’entends une femme s’écrier, en se sauvant : « Quel malheur pour moi d’être venue jusqu’ici ! » À côté de moi, un placide bourgeois compte un, deux, trois… Ils sont vingt-six. L’escorte fait marcher ces hommes au pas de course, jusqu’à la caserne Lobau, où la porte se renferme sur tous, avec une violence, une précipitation étranges.

Je ne comprenais pas encore, mais j’avais en moi une anxiété indéfinissable. Mon bourgeois, qui venait de compter, dit alors à son voisin :

— Ça ne va pas être long, vous allez bientôt entendre le premier roulement.

— Quel roulement ?

— Eh bien, on va les fusiller !