Aller au contenu

Page:Goncourt - Journal, t5, 1891.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans son gousset, en dépit de la tentation du marchand de vin, le sou préservé, le sou sauvé et livré, tous les quatre jours, à un collecteur.

À ce propos, il nous contait cette histoire personnelle, attestant l’autorité d’une institution qui est comme la religion actuelle de l’ouvrier.

Un petit entrepreneur de toiture d’un village de l’arrondissement de Saint-Denis, dans un accident de chemin de fer, a les deux jambes coupées. Il devait mourir. Il réchappe par un miracle. Lachaud plaide d’office pour lui, et par un bonheur singulier, un concours de chances extraordinaires, il lui obtient une fortune, il lui obtient une indemnité de 95,000 francs.

À quelques années de là, en 1869, je crois me rappeler, Lachaud se présente dans l’arrondissement de Saint-Denis. Il fait sa tournée. Il est invité à déjeuner dans le village de son homme, où son amphitryon ne lui cache pas que le pays est mauvais, et qu’il n’aura pas de voix.

À ce moment, on annonce l’homme aux deux jambes coupées. Voici Lachaud complimenté, au milieu de l’affirmation des convives, que c’est une bien bonne chose pour lui que cette visite… que l’homme a une grande influence.

L’homme sort de sa petite voiture, se met sur ses jambes artificielles, embrasse les mains de Lachaud, s’écrie qu’il lui doit sa fortune, que sa femme après lui aura de quoi vivre, que ses enfants seront heureux : un vrai discours, prononcé moitié pleurant.