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Page:Grandville - Cent Proverbes, 1845.djvu/223

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À COLOMBES SOULES

m’est interdit ? Voici ce qui m’arrive. À force de travailler la raison pure et les idées innées, non-seulement j’ai constaté ce fait important que l’âme est un être multiple, mais je suis parvenu à dédoubler mon moi. Je puis le transmettre à un autre sans cesser pour cela de le posséder, et prouver par là même que l’âme humaine n’est pas identique, ainsi que l’enseignent les ânes bâtés de l’École française. J’ai donc tout simplement mis la main sur la pierre philosophale du monde métaphysique. J’ai en poche la plus nouvelle de toutes les vérités connues, et probablement la solution de tous les problèmes à venir. Ce n’est point, vous le pensez, un bonheur médiocre. Maintenant, depuis que je suis en possession de ce merveilleux dictame, je n’ai pu ni l’expérimenter pour moi-même, ni l’appliquer de manière à convaincre les autres. La faute en est à mon siècle, qui ne me fournit pas un être égal à moi. Or, le contenant ne peut pas être plus petit que le contenu. Mon âme ne saurait entrer dans un autre vase intellectuel, si ce vase n’a point la même capacité, les mêmes moyens d’abstraction, de généralisation, etc., etc., qui m’ont été trop généreusement départis ; et j’ai acquis à mes dépens la triste conviction que pas un être humain n’est assez vaste pour servir à mes projets. Un esprit où l’orgueil régnerait en maître serait particulièrement flatté de cette circonstance ; mais le vrai savant ne saurait supporter un isolement pareil. Donc, si bornés que le ciel vous ait faits, vous comprendrez que je ne puisse point habiter une sphère trop étroite, dont mon œil a dépassé les limites. Je pars, géant désolé de vivre parmi des nains, et vraiment malheureux d’avoir deux ou trois siècles d’avance sur ma déplorable époque. Vous ne vou-