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s’étaient approchées de la fenêtre du jardin pour mieux entendre. Les ayant aperçues, Kropotkine se leva, les fit entrer dans le salon. Et, après les avoir installées commodément, il joua, à leurs grands délices, divers morceaux de son répertoire. Cela, tout simplement, sans affectation, heureux, qu’il était, de faire plaisir à quelqu’un. C’est tout Kropotkine.

La révolution russe de 1917 lui ayant permis de retourner en Russie, après quarante ans d’exil, ce fut d’un cœur joyeux que Kropotkine se prépara au départ.

Assurément, ce n’était pas encore la réalisation de ses espoirs, mais c’était la fin du despotisme, de l’arbitraire, c’était la route ouverte à des réalisations possibles. C’était un premier pas vers la liberté, la création d’une atmosphère dans laquelle il serait possible de respirer librement, rêve que les bolcheviks ne devaient pas tarder à détruire.

Je me proposais d’aller lui dire adieu à Brighton, mais il m’écrivit de retarder mon voyage, qu’il serait impossible, au milieu de l’emballage de ses meubles et de sa bibliothèque, de parler sérieusement.

Dans sa lettre, il me disait qu’il serait urgent d’étudier ce qu’il serait possible de faire pour établir une entente entre quelques camarades sûrs afin d’être en mesure de résister aux tentatives de déviation qui, de temps à autres, se faisaient jour parmi nous. L’individualisme par exemple. Il me donnait rendez-vous à Londres.

Par infortune, le bateau qui devait l’emmener dut avancer son départ. Kropotkine n’eut que le temps de m’envoyer, par l’intermédiaire de Turner, le secrétaire du syndicat des employés, sa Lettre d’adieu aux travailleurs occidentaux, et 50 francs pour aider à la dépense de sa publication. Cela fit le sujet d’un des « Bulletins » de Guérin, à qui je l’envoyai ainsi que les 50 francs.

Pauvre Kropotkine ! Quelle vie dut être la sienne, là-bas, lorsque les bolcheviks se furent emparés du pouvoir ! Quelle cruelle désillusion il dut éprouver lorsqu’il vit dispersés aux quatre vents ses rêves de liberté et de bien-être pour tous : brutalement foulés aux pieds, au nom même des idées sociales qui avaient été le mobile de sa vie entière !