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Page:Groulx - Mes mémoires tome IV, 1974.djvu/233

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mes mémoires

— « Non, répliquai-je, et non sans quelque vivacité. Peut-être, monsieur l’abbé, ai-je connu mieux et plus que personne le cardinal Villeneuve. Je sais de quelle doctrine politico-nationale il s’est toujours nourri ; il était trop intelligent pour ne pas s’aviser que la conduite d’un évêque canadien d’après le Statut de Westminster, évêque d’un pays au moins théoriquement indépendant, ne pouvait être, à l’égard de l’Angleterre, l’attitude d’un pauvre évêque de la colonie conquise d’hier. »

Non, à mon sens, l’explication n’est pas là. Mais alors, et encore une fois, où la trouver ? Aurait-il cédé à la vanité de jouer le grand personnage international, de humer l’encens capiteux des politiciens de tous les pays en guerre ? On l’a tant dit, tant colporté à l’époque. Je connais de mes bons amis de Québec, excellents chrétiens, qui ne démordent pas de cette explication. Un bon « Israélite » tel que M. Omer Héroux me dira un jour et à ce même propos : « Peut-être n’est-il pas bon qu’on aille chercher les cardinaux en de trop humbles classes sociales ? » Encore cette fois, je dirais : non. Le cardinal Villeneuve était un homme de grande foi et de grande piété. Le cardinalat ne lui a pas tourné la tête. Mais l’homme était fort impressionnable. Et peut-être, de ce côté-là, faut-il chercher un commencement d’explication. Légat du pape aux fêtes de Domrémy en France, il s’est trouvé là-bas, au moment où Hitler, ôtant le masque, s’est jeté à la gorge de la Tchécoslovaquie. Et le Führer menace la Pologne. Secousse terrible en Europe. Le spectre de la guerre prochaine se lève dans l’esprit de tous. Déjà l’on perçoit le branle-bas préparatoire. Le Cardinal débarque à Québec portant en lui cette image obsédante de la frayeur européenne. Quelques officiels et amis se portent au-devant de Son Éminence, parmi lesquels M. Charles Gavan Power, ministre du cabinet King, de 1935 à 1944. Le Cardinal, fort ému, dit au groupe : « De graves événements se passent en Europe ; il s’en prépare de plus graves. Devant pareille situation, je suis surpris que le gouvernement canadien n’ait encore pris attitude. » Parole, certes, risquée, imprudente, mais qui peut se défendre de toute gravité. À la rigueur, tout au plus pouvait-elle signifier la surprise du Cardinal, surprise de toute absence de protestation de la part du gouvernement de son pays, devant le suprême déni du droit.