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Page:Groulx - Mes mémoires tome IV, 1974.djvu/355

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mes mémoires
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forcé, lui et ses amis, son entrée au ministère : ministère de la Jeunesse, alors un peu celui de l’Éducation. Quelque temps, le « chef » tient en laisse le nouveau venu. Aux maîtres des grandes écoles qui lui demandent direction et allocations, le nouveau ministre répond — je le sais par Esdras Minville, directeur de l’École des Hautes Études commerciales et par Jean-Marie Gauvreau, de l’École du Meuble — : « Je suis chef de ministère ; mais je n’ai pas de budget. » Par quelle promesse a-t-il pu vaincre la méfiance du « Maître tout-puissant » ? Autre mystère à éclaircir. Ceux qui alors abordent Paul Sauvé le disent vif, intelligent, de pensées et de solutions rapides. L’homme a fait la dernière Guerre, a appris à commander, à se débrouiller. Au banquet du dixième anniversaire de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, je l’ai pour voisin de table. À quelques confidences, je puis constater comme il a conquis la confiance du chef. Il est devenu ce que l’on appelle le leader des débats à la Chambre québecoise. Malade, le chef s’en repose sur son leader. Du Château Frontenac, me confie-t-il, le chef lui téléphone dix fois par jour, pour lui indiquer comment procéder : quel projet de loi pousser de l’avant, quel autre laisser en plan, etc., etc. Pour le jeune ministre, encore le rôle de l’élève. La mort du chef survient. D’emblée les collègues de Paul Sauvé se tournent vers lui. Spontanément, dirait-on, il prononce son fameux : « Désormais ! ». « Hier on faisait telle chose. “Désormais” on fera autrement. » Mot-choc qui courut d’un bout à l’autre de la province. On se prit à croire à une aube nouvelle, à une libération, à rien de moins qu’un tournant d’histoire et même de politique. Phénomène qui n’est pas rare chez tous les vivants qui, se sentant faiblir ou mourir, réagissent vers la vie. Un tressaillement secoua les esprits. Paul Sauvé, c’était connu, n’était pas un bourreau de travail. Mais dès le « Désormais », il se retrousse les manches et s’attelle à la besogne à pleines et grandes journées. Son sous-ministre, nous dit-on, l’avertit du péril, lui conseille de prendre les choses à un autre rythme. Il répond : « Si, en six mois, je ne puis débrouiller et nettoyer les choses, je ne suis pas digne d’être le premier ministre de ma province. » Il se brûle en trois mois. Sa mort est accueillie comme une catastrophe. Rarement plus vif sentiment de regret, je dirais même d’affection, entoura une tombe d’homme politique. À l’heure de ses funérailles, à Saint--