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Page:Guèvremont - Le survenant, 1945.djvu/237

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LE SURVENANT

quoi ? Je passe, vu qu’il m’a laissé la commission de régler ses dettes. »

Elle paya exactement ce qu’il devait. Même à plusieurs endroits, elle mit le compte rond, ajoutant un trente-sous à la somme :

— Prenez, prenez, disait-elle, d’un air qu’elle s’efforçait de rendre détaché. Voyons, c’est son argent à lui…

Mais si elle avait pu leur lancer l’argent à la face comme un crachat, mon doux ! qu’elle l’eût fait volontiers. Mais non, Pierre-Côme Provençal le saurait. Sa vengeance vaudrait mieux : elle leur ferait honte et leur coudrait le bec, du même coup.

Arrivée à la dernière maison, elle tourna sur ses pas. La pluie tombait à verse. C’était vraiment pitié de la voir, pauvre boiteuse, le bord de sa bonne robe encroûtée de boue, enfoncer dans la vase jusqu’à la cheville et traîner sa jambe faible, comme une aile blessée, par les chemins glaiseux, sur les buttes, dans les baissières, partout. Ses immenses yeux noirs lui mangeaient le visage et l’eau de pluie roulait avec les larmes sur ses joues blêmies.

Ah ! les beaux gars du Chenal du Moine pouvaient maintenant la traiter d’avarde, de corneille, de boiteuse, et rire d’elle à leur aise. Mais personne, au Chenal du Moine, non personne, n’avait le droit d’enlever un seul cheveu sur la tête du Survenant.