Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/248

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a-t-il pas au monde une manière quelconque d’arriver à la conscience de la vérité ? Si l’art était pour lui ce moyen, il devait le prendre. Et même aurait-il eu cette idée de l’art, de l’art pur, sans les douleurs préparatoires qu’il avait subies et s’il eût été engagé encore dans tous les liens du fini ? Celui qui veut guérir les plaies des hommes s’habitue à leur odeur, et le marin se durcit les mains à tenir l’aviron ; celui dont le cœur humain est le domaine doit se cuirasser aux endroits sensibles et mettre une visière sur son visage pour vivre tranquille au milieu de l’incendie qu’il allume, invulnérable dans la bataille qu’il contemple ; quiconque est engagé dans l’action n’en voit pas l’ensemble, le joueur ne sent pas la poésie du jeu qui est en lui, ni le débauché la grandeur de la débauche, ni l’amant le lyrisme de l’amour, ni le religieux peut-être la juste grandeur de la religion. Si chaque passion, si chaque idée dominante de la vie est un cercle où nous tournons pour en voir la circonférence et l’étendue, il ne faut pas y rester enfermé, mais se mettre en dehors.

D’ailleurs, se disait-il, pour se justifier lui-même, nier une des époques de sa propre existence, n’est-ce pas se montrer aussi étroit et aussi sot que l’historien qui nierait une des époques de l’histoire, approuvant cette partie, désapprouvant cette autre, bénissant un peuple, maudissant une race, se mettant à la place de la Providence et voulant reconstruire son œuvre ? Donc tout ce qu’il avait senti, éprouvé, souffert, était peut-être venu pour des fins ignorées, dans un but fixe et constant, inaperçu mais réel.

Alors il songea que tout ce qui lui paraissait si misérable autrefois pouvait bien avoir sa beauté et son harmonie ; en les synthétisant et en le ramenant à des principes absolus, il aperçut une symétrie miraculeuse rien que dans le retour périodique des mêmes idées devant les mêmes choses, des mêmes sensations