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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/142

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de la pudeur ; ici encore, le charme du mystère n’est que le désir de le pénétrer. D’ailleurs, les beautés fardées et fausses sont les seules dont la poésie s’évanouisse au grand jour. Que la science change sans cesse les points de vue d’où nous étions habitués à regarder les hommes et les choses, qu’elle produise ainsi des effets de lumière nouveaux, nous étonne et nous chagrine même parfois, personne ne le niera ; mais qu’y a-t-il là d’inquiétant pour le poète ? Parfois, je l’avoue, j’ai envié la fourmi, dont l’horizon est si étroit qu’elle est obligée de monter sur une feuille ou sur un caillou pour voir à un demi-pas devant elle : elle doit distinguer une foule de choses charmantes qui nous échappent entièrement ; pour elle, une allée sablée, une petite pelouse, une écorce d’arbre sont pleines de poésies inconnues pour nous. Si on élargissait sa vue, elle serait toul d’abord dépaysée ; elle regretterait, devant nos forêts et nos montagnes, Tombre mouvante de ses brins d’herbe. C’est ainsi que, si nous nous élevons assez haut, nous voyons avec regret disparaître la poésie des détails, se fondre toutes les petites choses, se niveler tous les recoins où se perdait notre pensée, se redresser tous les détours qui excitaient notre désir : rien, au premier abord, qu’une grande vue d’ensemble, nue, sans une ombre ; une lumière crue, uniforme ; mais quelle largeur ! Le regard plane. C’est un milieu immense auquel il faut se faire en s’agrandissant soi-même le cœur. Puis, au delà du monde ainsi illuminé, que de perspectives sans fin, se perdant encore dans l’ombre ; quel besoin toujours croissant de regarder, de savoir et d’agir !