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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/160

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poésie. Le sentiment de la nature, qui semblerait au premier abord devoir rester invariable, n’est pourtant plus aujourd’hui le même que dans l’antiquité. Comparez Homère, Lucrèce même ou Virgile avec Shakspeare, Milton, Byron, Shelley, Gœthe, Schiller, Lamartine ou Hugo[1]. Comment la vue du ciel étoile, par exemple, produirait-elle la même impression morale sur un moderne que sur un ancien, quand le moderne se représente l’immensité là où l’ancien ne mettait qu’une ou plusieurs sphères de cristal, limitées par des murailles flamboyantes : flammantia mœnia mundi ? Les plantes, les insectes, les oiseaux, tous ces êtres dont l’organisation et la vie, presque inconnues des anciens, nous ont été révélées dans leurs merveilleux détails, ont pris aux yeux du poète moderne la même importance qu’aux yeux du savant : l’univers s’est peuplé pour ainsi dire, non de dieux ou d’entités, mais d’êtres réels pullulant dans ses profondeurs. Chaque

  1. Remarquons que la nature préoccupait les anciens surtout dans son rapport avec l’homme ; ils décrivaient peu pour décrire. Dans l’Iliade, disent les esthéticiens anglais Ruskin et Grant Allen, lorsqu’un endroit est mentionné avec une allusion au paysage, c’est généralement parce que cet endroit est « fertile, » « producteur de chevaux » ou « riche en blés. » Les paysages jouent un rôle secondaire dans la poésie grecque et latine, comme dans celle du dix-septième siècle. Ils ressemblent, selon la remarque de M. Shairp (On poetic interpretation of nature), à ces fonds de tableaux qu’on trouve chez les Pérugin et les Léonard, à ces campagnes bleues et fuyantes qui servent surtout à faire ressortir la figure rosée d’un jeune homme ou d’une vierge. La nature était pour les anciens un cadre, et le sentiment de la nature avait presque toujours besoin, pour s’éveiller en eux, de se mélanger à quelque chose d’humain. L’homme a acquis de nos jours et continuera sans doute d’acquérir un sentiment plus désintéressé de la nature.