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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/195

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mens qui dépensaient de la force vive. Le vers, avec la régularité de ses sons, l’absence de tout heurt entre les mots, le glissement léger et continu des syllabes, est une aide pour l’intelligence comme pour la mémoire. On ne demande plus au mot que de laisser voir la pensée sans y projeter d’ombre, sans troubler le regard qui la fixe ; il coule sur elle, comme un flot pur dont le mouvement n’empêche pas d’apercevoir le lit qu’il recouvre sans le voiler.

En même temps que le rythme épargne ainsi de l’effort pour l’intelligence, il produit un plaisir spécial pour la sensibilité. On sait l’importance capitale du rythme dans la musique : M. Gurney l’a montré récemment, le rythme forme l’ossature et comme le squelette de toute construction mélodique ; on a beau changer les notes d’un thème, si l’on conserve intact le rythme, l’impression musicale reste à peu près la même. Les musiciens le savent bien, et il est telle variation de Beethoven qui n’a pas une note commune avec le thème ; mais l’identité de rythme suffit amplement à maintenir la parenté des deux mélodies. Le langage rythmé du vers constitue donc bien une musique, quoique la hauteur des sons n’y varie pas autant que dans la musique habituelle et ne puisse y être notée avec exactitude.

Le plaisir sensible que nous donne le rythme s’accompagne toujours d’un plaisir plus mathématique et intellectuel, celui du nombre : rythmer, c’est compter instinctivement. Leibnitz disait que l’oreille fait le calcul inconscient du nombre des vibrations musicales : musica exercitium