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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/23

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avons tous un certain besoin de nous battre, qui se traduit dans les salons par des traits bien aiguisés, comme ailleurs par des jeux de mains, comme chez les animaux par de petits coups de dents ou de griffes donnés et reçus sans fâcherie. Le combat est donc l’une des sources les plus profondes du jeu, et tout jeu, chez les peuples encore sauvages, tend à prendre ouvertement la forme d’un combat : leurs danses, leurs chants sont en partie une représentation de la guerre. On pourrait donc, en continuant la pensée de M. Spencer, aller jusqu’à dire que l’art, cette espèce de jeu raffiné, a son origine ou du moins sa première manifestation dans l’instinct de la lutte, soit contre la nature, soit contre les hommes ; il est resté même aujourd’hui, pour notre société moderne, une sorte de dérivatif ; c’est un emploi non nuisible du surplus de forces devenues libres par la pacification générale, et il constitue dans le mécanisme social comme une soupape de sûreté.

Nous pouvons comprendre maintenant comment le jeu nous cause du plaisir, en employant le superflu de notre capital de force. Passons, avec les partisans de l’évolution, à l’analyse du plaisir esthétique proprement dit. Ce qui le caractérise, suivant M. Spencer, c’est qu’il n’est pas lié aux fonctions vitales, c’est qu’il ne nous apporte aucun avantage précis ; le plaisir des sons et des couleurs, ou même celui des odeurs subtiles, naît d’un simple exercice, d’un simple jeu de tel ou tel organe, sans profit visible ; il a quelque chose de contemplatif et d’oisif : c’est une jouissance de luxe. Quand nous entendons à la campagne la cloche du dîner, ce son n’est pour nous qu’un appel, et, en