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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/55

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répondrons que, pour juger si la force n’est pas dépensée en excès, il faut toujours supposer au mouvement un but quelconque par rapport auquel il se trouve coordonné. La coordination, l’organisation des mouvements est ce qui leur donne un sens pour l’intelligence en ajoutant l’harmonie à la force déployée. Or, qu’est-ce que la coordination des mouvements par rapport à un but, si ce n’est la définition même du travail ? La grâce consiste donc le plus souvent dans une sorte de travail conscient ou inconscient, accompli avec moins d’effort, plus de précision et plus d’agilité[1]. Un patineur gracieux est celui dont tous les mouvements sont adaptés au patinage sans que rien puisse contrarier sa vitesse acquise. Une femme qui porte une cruche sur sa tête n’est gracieuse que si tous ses mouvements ont un certain rapport au but secret qu’elle poursuit, et sont disposés de manière à éviter tout heurt, toute secousse brusque. En somme, grâce, précision vraie, agilité vraie, peuvent également se définir : adaptation complète à un but réel ou fictif ; en d’autres termes, harmonieux équilibre entre la vie et son milieu. Ainsi la grâce même, bien qu’elle puisse se rencontrer simplement dans l’aisance et le naturel, n’est pas incompatible avec le travail en général ; elle l’est seulement avec le travail perdu, avec l’effort inutile. On rit par exemple d’Hercule au rouet, il est plaisant de se

  1. La précision dans les gestes n’est disgracieuse que quand elle a quelque chose de heurté, de saccadé ; mais cela même est en somme un défaut d’exactitude : tous les gestes, s’ils sont bien calculés, doivent se fondre les uns dans les autres, n’avoir rien d’anguleux ; ils acquièrent alors ce je ne sais quoi de coulant qui est à la fois la grâce et la précision suprême, et qui est compatible avec le travail comme avec le jeu.