Aller au contenu

Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Supprimez cette sensation vitale de la brise fraîche, cette action d’ouvrir les yeux en secouant le rêve ; le paysage lui-même se brouillera ; on ne verra plus l’étoile. C’est qu’en réalité on ne la voit pas seulement avec l’œil, tous les sens excités à la fois contribuent à la formation du tableau. Bien plus, un sentiment moral, une idée vient en hâte s’ajouter à l’image sensible : on pressent que, par cette clarté matinale de l’étoile, le poète entend autre chose qu’une simple lueur matérielle ; on entrevoit le symbole et la légende sous la réalité ; l’intelligence même aide alors l’imagination, et nous nous mettons pour ainsi dire tout entiers dans cette vision de l’astre dissipant la nuit et resplendissant « au fond du ciel lointain[1]. »

  1. Nous pourrions faire des remarques analogues sur cet autre passage de Flaubert où les représentations, empruntées à tous les sens et qui forment paysage, ne sont que l’expression et comme le renforcement du sentiment même, de telle sorte que le tableau, vu sous un certain angle, est tout sensible, et, regardé à un autre point de vue, est tout moral :

    « La nuit douce s’étalait autour d’eux… Emma, les yeux à demi-clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. »

    On remarquera que les images empruntées à la vue perdent leur indifférence dans ce passage, à cause du sentiment qui s’y attache : les ombres des saules telles que le romancier nous les montre, immobiles et démesurées, nous produisent aussitôt une impression plus morale encore que sensible : elles deviennent, comme il l’a voulu, un symbole de tristesse et finissent par s’étendre sur notre âme même.