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Page:Hans - À L'Yser, 1919.djvu/55

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tué net. Au même moment, une de nos batteries, mal renseignée sur l’objectif à atteindre, lançait uns bordée de shrapnells qui éclata presque au-dessus de nos propres tranchées. Affolés à l’idée qu’une nouvelle salve pouvait, d’un moment à l’autre les atteindre, les hommes refluèrent dans un commencement de panique. L’énergie surhumaine des rares officiers survivants ramena néanmoins les chasseurs dans les fossés qu’il faillait continuer de tenir jusqu’à la mort.

Mais il était urgent de prévenir l’artillerie, sous peine de provoquer pour toujours la débandade des unités à bout de résistance. Sous le bombardement qui secouait l’atmosphère st systématiquement arrosait de ses gerbes meurtrières le terrain à parcourir, le capitaine Tasnier s’élance vers la batterie, insouciant des projectiles qui semblent le poursuivre, et, ruisselant de sueur, la rejoint à temps pour éviter une catastrophe.

Exactement orientée, l’artillerie aussitôt reporta son feu sur les fermes et les tranchées voisines où les Allemands pullulaient, se rassemblant pour l’attaque. Oubliant leurs terreurs d’un moment, leurs misères et leurs fatigues, les chasseurs à qui l’on venait d’annoncer qu’ils seraient relevés le soir même, retrouvèrent une sorte d’ardeur exaspérée pour envoyer aux Boches leurs dernières cartouches.

Grimpé au grenier de la ferme, le lieutenant Poignard, par une ouverture créée en déplaçant une tuile, observe l’ennemi. Mais chaque fois qu’il ajuste ses jumelles, une pluie de balles s’abat sur la toiture, en projetant des éclats dans toutes les directions. Imperturbable, le jeune officier n’en continue pas moins de scruter le terrain, se déplaçant seulement après chaque rafale. Et comme le capitaine Tasnier, rentré de sa mission auprès de l’artillerie, le rejoint dans son observatoire au moment où une nouvelle décharge troue le toit comme une écumoire, le lieutenant Poignard se retourne vers lui pour dire en souriant :

« Y a pas à dire, mais ces bougres-là doivent m’en vouloir personnellement… »

Rassuré sur la situation et redoutant le danger couru par son jeune adjoint, le major Leblanc lui intima l’ordre de descendre. Le lieutenant Poignard obéit, comme à regret, jetant malgré lui de temps à autre un regard attristé vers l’observatoire abandonné. Quelque force invisible semblant l’attirer là-haut, il rôdait au pied de l’échelle accédant au grenier. Voyant son chef absorbé, il la gravit subitement à pas feutrés, disparut un instant, puis redescendit soudain quatre à quatre en s’écriant :

— Mon major, les Boches ns bougent plus et nos canons les massacrent. C’est merveilleux !

Le reste de la journée s’écoula dans le calme. La pluie avait fait trêve, et les chasseurs, patiemment, attendaient la chute, du jour qui devait mettre fin à leur calvaire. L’ennemi, maté, semblait renoncer à l’effort projeté ; même la canonnade avait faibli.


L’Amiral Ronarc’h.

À la soirée du 26 octobre, dans les ténèbres où brillaient seules les lueurs agonisantes des derniers incendies, les quelques centaines d’hommes composant encore les 2e et 3 bataillons du 2e chasseurs ont pris le chemin d’Oostkerke.

Ils sont immensément las. Leur marche est lourde de tout le poids des souffrances endurées pendant six mortelles journées de bataille incessante. Sales et dépenaillés, vêtus comme des mendiants, ils gardent pourtant l’âme fière sous leurs guenilles. Et rien n’est émouvant comme le lugubre cortège de ces soldats harassés, que l’ennemi n’a pu vaincre. Il se déroule lentement, au long du chemin pavé labouré par les obus, serpentant parmi les ruines que la lutte sauvage a partout amoncelées.

Avec eux, les chasseurs emportent la preuve tangible de leurs sacrifices cruels. Tous leurs blessés les accompagnent, et les morts st les malades qu’on n’a pas pu évacuer jusqu’alors de la ferme qui leur donnait asile.

Les moins atteints passent en s’appuyant sur des camarades encore valides. Ici st là, un homme a hissé sur son dos le compagnon de lutte trop meurtri pour encore pouvoir marcher. Et couchés sur des brancards improvisés, — portes, volets ou simples planches provenant d’habitations écroulées, — ou transportées sur des brouettes grinçantes, viennent les chasseurs les plus gravement blessés. Quelques-uns sont évanouis ; d’autres ont le délire et divaguent avec des gestes fous ; d’autres encore, dont les souffrances s’avivent aux cahots du mouvement nocturne sur un chemin creusé d’ornières, gémissent ou pleurent. Fermant la marche, enfin, suit le corps du lieutenant Stouthuyzen, déjà raidi par